Frédéric COUDERC, j'ai découvert votre plume avec "Yonah ou le chant de la mer" aux édiions Héloïse d'Ormesson. C'était il y a trois ans. J'ai rechuté tout récemment avec "Hors d'atteinte" que j'ai eu le plaisir de lire en avant-première. Je remercie les éditions Les Escales.
Quel plaisir de vous voir m'accorder de votre temps précieux pour répondre à quelques-unes de mes questions.
Du roman "Hors d'atteinte", je suis sortie ébranlée. C'est une lecture coup de poing qu'il m'a été particulièrement difficile de résumer. Est-ce que vous pouvez nous en dire quelques mots ?
Le roman commence par révéler l’existence d'un Doktor d’Auschwitz au parcours bien plus meurtrier que Mengele : Horst Schumann, un DoKtor SS qui castrait les hommes et stérilisait les femmes au Block 10 du camp d’extermination, hélas aussi responsable de l’assassinat de 15 000 handicapés sous le programme dit Aktion T4. Surtout, par-delà la révélation d’un assassin de masse impuni, à mesure des pages de nombreux personnages fictifs et leur intériorité se révèlent, équilibrant le texte, je crois, entre les veines intimistes et historiques, avec tout au long, une passion amoureuse.
Dans ce roman, qui en réalité est un mixte de tout un tas de genres littéraires, il y a la forme, un livre dans un livre. Vous écrivez l'histoire d'un écrivain, Paul, un personnage de fiction, qui part sur les traces de l'histoire de son grand-père, Viktor, de 92 ans. Vous évoquez le métier d'auteur condamné à vivre des subsides de son inspiration, l'inquiétude de l'écrivain juste avant la parution d'un livre. Que nous dit Paul de vous ?
J'ai consacré deux années à "Hors d’atteinte", du temps long pour choisir le bon dispositif de narration. Je suis convaincu, comme Paul, qu’il ne faut plus entrer dans Auschwitz, qu’écrire le nom suffit, que les élypses et les silences sont plus forts qu’une description forcément obscène, des auteurs anglo-saxons se le permettent, le Tatoueur de Auschwitz, la Bibliothécaire de Auschwitz, à quand la couturière des pyjamas ? C’est dégueulasse, une espèce de filon, pas loin d’une forme de pornographie mémorielle. Bref, Paul est un alias, aussi, et nous partageons cette pudeur à ne pas vouloir banaliser la Shoah. Le Mémorial de la Shoah à Paris m’a bien aidé dans mes réflexions. Paul partage ses doutes avec le lecteur, c’est un type normal, loin des poses des écrivains que l’on croise malheureusement trop souvent dans les salons du livre. Tellement d’auto-proclamés génies sont des êtres humains médiocres, tournés sur leur petit nombril. Je note que ce sont surtout les hommes… Ils font les malins mais la vérité c’est que la plupart des écrivains sont anéantis à la parution de leur livre, effondrés, prêts à mettre la clef sous la porte.
Je l'ai dit, ce roman, il est tantôt un récit de vie avec le témoignage de Génia OBOEUF-GOLDGICHT, tellement bouleversant, tantôt une fiction avec la famille de Viktor. J'avais déjà remarqué votre tendance à vous affranchir des frontières de la littérature dans "Yonah ou le chant de la mer". Est-ce chez vous quelque chose de singulier et naturel ou bien vous contraignez-vous à cette performance ?
C’est assez naturel. Il y a cette idée de créer un tremblement nécessaire entre la réalité et la fiction, au final le pacte avec le lecteur me semble quand même moral puisque les personnages réels et ceux inventés sont précisés. Mais ça n’intervient qu’à la toute fin. En cours de route, j’espère bien qu’on se pose des questions, ainsi c’est une lecture active, avec des tiroirs dans tous les coins.
D'ailleurs, pouvez-vous nous dire comment vous écrivez ? Est-ce que vous saisissez à la volée toutes les informations qui vous arrivent au moment où vous êtes lancé dans l'écriture d'un roman ou bien l'écriture fait elle suite à la consultation de nombreuses archives et d'un travail studieux de recherche ?
Un peu des deux, mais cette fois-ci, trouver Paul était une bénédiction car, avec lui, j’ai avancé à peu près au même rythme. J’avais Schumann au début mais j’ai partagé ses doutes sur la nécessité d’écrire cette histoire. À quoi bon, un boucher de plus ? Et puis, c’est en voyant la photo de cet homme, tout juste émasculé par ce monstre que, comme Paul, je me suis dit que les victimes me commandaient un livre.
Dans le même ordre d'idée, comment construisez-vous vos personnages ? Je pense à Paul et Viktor bien sûr, mais aussi Vera et Nina... Est-ce que dès le début de l'écriture, vous en connaissez la vie ?
À grands traits, oui, mais les unes et les autres prennent vie, commandent des tours et détours, une forme de magie se met en place.
Dans ce roman, comme dans "Yonah ou le chant de la mer", la grande Histoire est votre terrain de jeu et là, j'avoue que c'est une pure merveille. Vos livres explorent des opérations ou des événements qui ont échappé aux manuels scolaires. Il y a le déminage des plages danoises, les deux éléphants survivants du zoo d'Hagenbeck, le Pont de Hambourg, ce centre d'information britannique où viennent manger les gens, là aussi que s'organise le marché noir. Je pense aussi à l'intervention de Max Warburg. Je pourrais en citer d'autres qui rendent votre livre foisonnant. Comment découvrez-vous toutes ces pépites ? et surtout, comment travaillez-vous pour les organiser pour qu'au final le roman soit accessible à tous ?
Merci !!! Dans l’écriture, il y a surtout une réinvention permanente, je juge une première version plate et travaille une seconde, puis une troisième… Du boulot, donc, car je cherche un effet « montagne russe ». Déjà, il me faut connaître les lieux, voyager, donc, pour chasser les lieux communs et bannir une certaine emphase. Il arrive un moment où il faut mettre la doc de côté, ne surtout pas dépendre de ses sources et archives, sinon ce n’est plus du roman mais une copie de fiche Wikipédia. Ne jamais perdre de vue qu’il y aura bientôt une lectrice ou un lecteur. Au final, j’ai bien enlevé 100 pages de digressions et sources historiques…
Entre "Yonah ou le chant de la mer" et "Hors d'atteinte", il s'est passé trois années. C'est le temps qui vous était nécessaire pour capitaliser la matière ?
Le Covid a un peu faussé les dates, "Hors d’atteinte", c’est en réalité deux ans de travail. Dès le départ je voulais un pavé, j’aurais même pu continuer, le personnage réel est à ce point dingue qu’on peut imaginer, encore de nombreux chapitres. Sa vie au Japon, par exemple, c’est fou ! Sans compter que je parle de ses crimes à Sonnenstein puis Auschwitz. Mais les mois qu’il passe dans le camp de Ravensbruck. Là-aussi, il torture…
Avant de nous quitter, je voudrais revenir sur la forme. Ce roman fait 500 pages. Pas un instant je n'ai voulu le poser. Il est haletant. Comment travaillez-vous le rythme d'un livre ?
Merci encore, c’est tout le pari, et franchement quand on écrit on n'est certain de rien. Sans doute que la faille spatio-temporelle du récit, hier et aujourd’hui, l’Europe et l’Afrique, permet, je crois, de ne pas s’ennuyer. C’est presque deux romans en un. Et des personnages forts, multiples, j’espère, que l’on a envie de suivre…
Est-ce qu'en dehors de l'écriture vous réussissez à lire ? Je crois savoir que vous affectionnez tout particulièrement la plume de Sandrine COLLETTE. Avez-vous des auteurs fétiches ?
Oui, je suis un gros lecteur, pas forcément des chefs-d’œuvre incontestables, mais des textes dont les personnages m’inspirent et me bouleversent. En France, la patronne, pour moi, c’est Virginie Despentes, de loin. J'aime aussi bien Joncourt que Jaenada, mais je place par-dessus tous les auteurs anglo-saxons. Mes découvertes de jeunesse, Scott Fitzgerald, William Styron, Philip Roth, Paul Auster, Joyce Carol Oates, Dona Tart, Jonathan Franzen, James Salter, Denis Lehane, Russel Banks, Jim Harrison, font place chaque année à des nouveaux. Avez-vous lu Mécanique de la chute de Seth Greeland ?
Non... pas encore !
Je vous ai demandé un cliché que vous aviez envie de partager. Vous m'avez transmis une photo de la Baie d'Audierne, près de chez vous, en Bretagne, "des lieux (relativement) hors d'atteinte qui façonnent votre écriture". Merci de nous émerveiller avec ce paysage !
Cette fois, c'est décidé. Il est temps de nous quitter ! Merci, très sincèrement, Frédéric. Je vous souhaite beaucoup de succès avec "Hors d'atteinte".
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Caroline LAURENT écrivaine et éditrice
Jean-Maurice MONTREMY éditeur