Marie CHARREL, j'ai découvert votre talent avec votre roman "Les Danseurs de l'aube", un énorme coup de cœur, et puis, le dernier sorti, "Les Mangeurs de nuit", m'a de nouveau transportée.
Tout d'abord, je tiens à vous remercier de m'accorder un peu de votre temps précieux pour répondre à quelques-unes de mes questions.
Donc, comme je l'évoquais, votre roman, "Les Mangeurs de nuit" publié aux éditions de l'Observatoire, est sorti en librairie tout début janvier. Si vous deviez nous le présenter, qu'en diriez-vous ?
« Les Mangeurs de nuit » évoquent la rencontre entre deux solitaires, Hannah et Jack, au cœur des forêts de Colombie britannique – une rencontre bercée par les mythes et le rapport à la nature. Hannah et Jack ont en commun d’avoir derrière eux un passé difficile, lié aux tourments de l’Histoire. Pour Hannah, il s’agit de l’immigration japonaise en Amérique du Nord, et pour Jack, de la tragédie des Amérindiens. Ils partagent également une même connexion au « monde sensible » et sauront s’apprivoiser grâce à cela, malgré leurs différences. Les légendes sont très présentes au fil du récit, tout comme la figure de l’ours. Elles tissent un lien entre les histoires d’Hannah et Jack.
La vue du bureau de Marie CHARREL, là où elle a écrit une grande partie de son dernier roman
Ce roman est historique. Il témoigne d'une page du début du XXème siècle de la grande histoire nord-américaine. Nous sommes au Canada dans la province de la Colombie-Britannique. Pourquoi explorer cette migration japonaise ?
Le roman s’est d’abord construit autour de Jack, un « compteur de saumon » : son travail est de remonter les cours d’eau afin de compter - littéralement- les saumons à la haute saison. Ces informations, récoltées par 150 autres comme lui, permettent au autorités canadiennes d’établir les quotas de pêche.
La région où il vit, la Colombie Britannique, est aussi celle où les immigrés japonais ont, durant la Seconde guerre mondiale, été enfermés dans des camps d’internement : suite à Pearl Harbor, le gouvernement, calquant sa politique sur celle des Etats-Unis, redoutait que certains soient des espions à la solde de Tokyo. Il s’agissait bien sûr de simples travailleurs, souvent là depuis deux générations, et relativement peu nombreux…
Mêler ces deux histoires m’est très vite apparu comme une évidence : la concordances des lieux l’imposait.
La migration, c'était également un thème scruté dans "Les Danseurs de l'aube" avec les Roms condamnés à abandonner leur logement social en Hongrie. Qu'avez-vous à nous dire ?
On réalise souvent a posteriori qu’un thème traverse plusieurs livres ! Sans prétendre que l’histoire ne cesse de se répéter -elle ne le fait jamais à l’identique-, il est frappant de constater que lors des périodes de crise, en particulier économique, c’est sur les immigrés, les étrangers ou les personnes considérées comme telles que les crispations se concentrent. Ils servent de bouc-émissaires, sont ostracisés. Ces résurgences de l’intolérance est terrifiante. L’actualité ne manque hélas pas d’exemples, quel que soit le continent. En la matière, il n’y a aucun progrès, il est impossible d’avoir la certitude qu’une page est tournée pour de bon.
Et puis nous restons sensiblement à la même époque. Que représente pour vous cette période ? Qu'est-ce qu'elle vous inspire ?
Cette période est un concentré de tout ce que la nature humaine est capable de produire en termes d’horreur et de cauchemardesque, mais aussi de courage, de résistance et de don de soi. C’est un terreau romanesque très fort lorsque l’on tente d’ausculter la nature humaine, justement.
D’un point de vue personnel, mon arrière-grand-tante, connue sous le nom d’artiste de Yo Laur, a été déportée à Ravensbrück après une vie de peintre et d’aventurière. Elle a réalisé des dessins dans le camp, qui ont pu être miraculeusement sortis. Nous les avons retrouvés. J’ai tenté de retracer son destin dans un livre précédent (« Je suis ici pour vaincre la nuit », chez Fleuve Editions) et pour ce, j’ai passé énormément de temps dans les archives européennes. Je suis également allée en Allemagne et en Algérie pour enquêter sur elle. Depuis ce livre, cette période m’habite un peu plus fort encore.
Le bureau de Marie CHARREL
Vous êtes journaliste de profession. Pourquoi opter pour le roman ? Qu'est-ce qu'il permet de plus ou de différent ? Pourquoi pas une biographie des Jumeaux Rubinstein ?
Le journalisme et l’écriture romanesque sont bien sûr des exercices très différents, mais il existe une forme de correspondance entre les deux. Dans le cadre des recherches pour mes livres, j’utilise des méthodes d’enquête parfois comparables à celles du journalisme. Grâce à cela, mes trois derniers romans sont construits sur des faits réels.
J’ai choisi d’écrire un roman où Sylvin Rubinstein apparaît comme un personnage plutôt qu’une biographie pour profiter de la liberté qu’offrent le roman et la fiction : celle d’imaginer son intériorité, les sentiments qui le traversaient, les décrire – ce que l’on ne peut dresser qu’à l’état d’hypothèses dans une biographie -, tout en se basant sur les éléments véritables de sa vie.
J’avais également à cœur d’entremêler son histoire à celle de deux danseurs contemporains, Lukas et Iva, qui partent sur ses traces. Ce, afin d’explorer les échos de l’histoire.
Au reste, il existe déjà une merveilleuse biographie de Sylvin (non traduite, écrite par Kuno Kruse), retraçant son incroyable destin de danseur de flamenco, tueur de nazi travesti pendant la guerre, et ce qu’il a vécu ensuite. Mon roman n’évoque que quelques épisodes du début de sa vie. Il ne vise pas à l’exhaustivité, mais à faire découvrir ce résistant hors du commun en le mettant en scène.
J'imagine que vous réalisez de nombreuses recherches en amont de vos romans. Comment les organisez-vous ?
Oui ! Il y a d’abord une phase assez joyeuse et chaotique où j’amasse énormément de matériau autour du thème qui m’intéresse : livres, ouvrages scientifiques, films, documentaires, articles, interviews…
Je me rends autant que possible dans les lieux évoqués. Pour « Les danseurs de l’aube », je suis allée à Hambourg où Sylvin a vécu pour rencontrer son biographe, puis à Grenade pour mieux comprendre le flamenco. J’avais également déjà visité plusieurs villes évoquées dans le livre lors de reportages, comme Varsovie ou Lisbonne.
Je fais feu de tout bois, je tâtonne et accumule des pages et des pages de notes dans lesquelles je puise lorsque je tiens le fil rouge de l’histoire.
Chez vos personnages, il y a aussi dans ces deux derniers romans quelque chose en commun de l'ordre de la résistance, individuelle (chez vos personnages principaux) et collective (je me souviens de la communauté anarchiste dans le théâtre du Schanzenviertel dans "Les Danseurs de l'aube" et puis là, le mouvement des Bâtisseurs). Pourquoi ?
Là encore, ce n’est pas de l’ordre du conscient – j’ai réalisé que les personnages ont ce point commun après coup. Ce thème était d’ailleurs déjà très présent dans les livres précédents. Cela tient sans doute au fait que la résistance est l’une des qualités que j’admire le plus. La capacité de dire non. De se battre pour ses valeurs. Je me demande souvent pour quelles raisons certains individus se lèvent un jour pour résister, et pas d’autres. Comment savoir si le moment de le faire est venu ? Si le combat est le bon ? Comment choisir les bonnes armes et ne pas s’y brûler corps et âme ? Doit-on être prêt à tout sacrifier, y compris sa famille ? Ce sont, je crois, des questions que mes personnages se posent également.
Comment créez-vous vos personnages ? Est-ce que dès le début de votre roman vous connaissez leur trajectoire ou bien se construit-elle au fur et à mesure de l'écriture ?
Je m’attache à construire des personnages qui évoluent au fil des pages : il me semble que c’est l’élément essentiel d’un récit romanesque. Qu’ils apprennent, sur eux-mêmes et les autres, qu’ils progressent. Je pose la trame de leur trajectoire avant de commencer à écrire. Et bien sûr, je ne la respecte jamais complètement.
Et puis, il y a l'art aussi en commun dans ces deux romans. Vous nous offrez de somptueuses descriptions du flamenco dans "Les Danseurs de l'aube", elles sont incandescentes. Avec "Les Mangeurs de nuit", ce sont les contes. Quel rapport entretenez-vous avec les disciplines artistiques ?
Toutes sont des sources d’inspiration. La peinture est un refuge, littéralement : rien de mieux qu’une heure dans un musée pour expérimenter un voyage intérieur puissant. J’apprécie en particulier les peintres de la première moitié du XXe siècle.
En outre, je ne pourrai pas vivre sans musique. C’est, avec les livres, le meilleur remède face à la brutalité du monde.
En tant que lectrice, j’aime qu’un roman me plonge dans un univers/pays/lieu/métier/ou autre dont je ne connais rien. C’est également ce que je tente modestement d’offrir dans mes romans : dans les deux précédents, une plongée dans le flamenco, puis dans les forêts de Colombie Britannique… Pour y parvenir, je m’immerge intensément moi aussi dans ces univers avant de leur donner vie par écrit.
Vos deux derniers romans sont publiés aux Editions de l'Observatoire, une maison que j'affectionne tout particulièrement. Comment se passe la phase de (ré)écriture ?
C’est sans doute le moment le plus intense et excitant dans la vie du livre avant sa publication. Mes deux éditrices, Dana BURLAC et Flandrine RAAB, sont les premières lectrices. Elles soulignent ce qui fonctionne dans le texte, les points forts, mais aussi les faiblesses, les facilités auxquelles le récit cède parfois (les ficelles un peu grosses), les manquements. Leurs remarques sont toujours des suggestions subtiles et intelligentes, jamais directives. Elles aident à aller plus loin, à oser un peu plus encore, à se dépasser. A peaufiner encore le texte par petites touches, jusqu’à avoir la certitude d’avoir donné le meilleur de soi.
J'imagine que vous lisez beaucoup. Pouvez-vous nous présenter votre dernier coup de cœur ?
Il y en a tellement ! Ces derniers mois, « L’été où tout a fondu », de Tiffany McDANIEL, m’a particulièrement marqué, par la force des thèmes qu’il aborde et sa construction implacable. Il évoque l’arrivée d’un garçon afro-américain dans une petite ville des Etats-Unis. Il prétend être le diable et, loin de le regarder pour ce qu’il est – à savoir un garçon pauvre et intelligent -, une partie des habitants, engoncés dans leurs préjugés, vont le prendre au pied de la lettre...
Je vous retiendrai bien encore mais je dois me résigner. C'est l'heure de nous quitter. Je vous souhaite un immense succès avec votre dernier roman "Les Mangeurs de nuit" et la version poche du précédent, "Les Danseurs de l'aube". Merci, très sincèrement, pour cet entretien.
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Caroline LAURENT écrivaine et éditrice
Jean-Maurice MONTREMY éditeur