La jeune journaliste française installée à une table du café Tis Khamenis Polis suscite bien des convoitises. Il y a Giorgos qui égrène ses souvenirs de Varosha, sa vie là-bas, son hôtel Seaside. Et puis, il y a Ariana, serveuse, qui vient passer ses pauses avec elle et lui raconte l’histoire de sa famille : son père Andreas, élevé par sa tante Eleni récemment décédée. Ses parents à lui se sont évaporés, sa mère, Aridné, était une chypriote turque. Elle serait partie avec un soldat. Lui, rongé par le chagrin, aurait pris la mer, sans jamais revenir. Ariana est habitée par cette filiation. Elle est aussi hantée par cette maison de Varosha dont l'adresse,14, ados Ilios, tournoie autour de son bras. Cette maison, c'est celle que ses grands-parents ont dû abandonner au moment du coup d’Etat de 1974. C’est là que la grande Histoire s’invite à la table des deux jeunes femmes pour ne plus la quitter.
Les frontières n’ont jamais été aussi présentes dans l’actualité. Il y a ce virus, un prétexte comme un autre pour faire resurgir les limites ancestrales. Il y a aussi les prémisses d’une campagne électorale présidentielle dans lesquels s’invite le sujet, à tort et à travers. Sans oublier enfin, la menace russe qui pèse sur l'Ukraine. Mais tout ça n’est rien quand on n’a pas connu la guerre des territoires. Avec le roman de Anaïs LLOBET, qui retrace une page de l’Histoire de l’île de Chypre qui, de tout temps, a suscité l’oppression des envahisseurs, et des personnages, qui pourraient être vous, moi, j’ai pris la mesure de tout ce qui se joue dans ce combat, le destin d’hommes et de femmes, celui du bâti, des murs, des maisons, des villes, à la vie, à la mort. Il y a cette remarquable métaphore :
Ce roman, c’est un roman dans un roman, celui d’une journaliste qui va, au fil des confessions d’Ariana, tisser celui de la ville morte, Varosha devenue zone militaire. Sa forme littéraire concourt à la mémoire d'une page de la grande Histoire chypriote, une page contemporaine de son Histoire, j'avais 5 ans lors du coup d'Etat. Si l’écrivaine ne qualifie pas son livre d’historique, il se nourrit pourtant d’évènements marquants du passé.
Dans "Une bouche sans personne", l'auteur, Gilles MARCHAND, cite Italo SVEVO : "Les choses que tout le monde ignore et qui ne laissent pas de traces n'existent pas." Plus que la mémoire d'un territoire éminemment stratégique aux confins du Moyen-Orient, avec ce roman et le biais de la fiction, Anaïs LLOBET lui donne du corps et l'incarne avec des personnages qui perpétuent la vie ce celles et ceux qui ont été condamnés à fuir, à s'exiler, spoliés de leurs biens.
A travers les différentes générations, depuis celle de Ioannis et Aridné jusqu’à Ariana, il se passe une quarantaine d’années, quelques décennies qui ont nourrit des relations de haine entre les peuples.
Anaïs LLOBET joue avec les temporalités. Elle réussit avec brio à relater le présent d’une guerre, ce qu’il grave dans les esprits de celles et ceux qui la vivent, la vieille génération, le passé de cette guerre aussi qui hante leurs descendants, la jeune génération, marquée de l’empreinte des traumatismes jusque dans les pores de leur peau, le tatouage sur le corps d’Ariana représente à s’y méprendre les conséquences de cette tragédie.
J’ai été fascinée par la quête d’Ariana, la puissance du fantasme de cette maison 14, rue Ilios, sur son itinéraire personnel, ses études d’architecture dictées par la volonté de reconstruire « sa » maison, son besoin irrépressible d'aller sur site et de lui redonner vie.
Et puis, il y a cet amour impossible entre un chypriote grec et une chypriote turque. Aridné croit dur comme fer à la paix et souhaite y contribuer à sa mesure. Il y a ses actes militants sur la plage pour révéler ses convictions au grand public, il y a ce mariage aussi avec Ioannis. Peu lui importent les concessions, y compris religieuses. Mais, dans les années 1960, le ver est dans le fruit et il ne va cesser de s’y développer. Il s'invite jusque dans la cuisine avec le subtil dosage d'épices qui change tout, la langue aussi.
Aridné, comme Ariana, sont des femmes qui chacune à leur époque, mènent des combats à mains nues. Il y a celui de la paix, il y a celui de la justice aussi. Les deux femmes sont intelligentes. Elles ne sauraient se résigner à accepter la destinée de leur patrie.
Anaïs LLOBET réussit à incarner chacun des camps et lever le voile sur le grand échiquier du monde.
Je découvre avec ce roman la plume de Anaïs LLOBET, romanesque à l’envi, sensible, pudique, pleine d’humilité, portée par un profond humanisme. La chute est prodigieuse, bravo !
"Au café de la ville perdue" est mon premier coup de coeur de l'année, le voilà paré de la création "Love" de Botero Pop.
commentaires