Traduit de l’espagnol par Laura ALCOBA
Avec ce roman, on part pour l’Argentine, le Parc Sarmiento. Le jour, c’est un parc et un zoo qui reçoivent les familles. La nuit, c’est le champ de la prostitution. Tante Encarna veille sur ses ouailles comme toujours quand elle entend les pleurs d’un bébé. Elle s’approche d’un buisson et récupère le nourrisson qu’elle décide d’adopter. Il s’appellera Éclat des Yeux. C’est la seule lueur d’espoir qui illumine la communauté endeuillée par la mort de Cris Miró, trans largement présente dans les médias. Nous sommes en 1999. Camila, se souvient de son enfance. Petit garçon efféminé dans un village rural, il était humilié et battu par son père, alcoolique, qui le prédisposait à devenir un « futur pédé ». Il se souvient de ses soirées où il quittait la maison dès que ses parents étaient profondément endormis. Il se changeait dans une ruine dans laquelle il avait quelques vêtements réalisés maison avec des rideaux et autres chutes de tissu. C’est là aussi qu’il se métamorphose, se maquille, et chausse ses escarpins à talons pour vivre sa vie. Devenue adulte, auprès de Tante Enarna, son mentor, et ses copines, elle s’épanouit entre l’ombre et la lumière.
Ce roman, c’est un parcours initiatique, celui d’un jeune garçon qui se sait être femme. C’est toujours troublant de constater ô combien l’enveloppe corporelle peut être inadaptée et bouleversant de voir les souffrances quotidiennes d’un enfant exclu d’un environnement social dans lequel l’approche du genre reste exclusivement binaire. L’adolescent suit sa voie, celle qui le happe.
C’est ce que je voulais, pour moi. La perplexité du travestissement. Le trouble que générait cette pratique. La révélation a été telle que, contre vents et marées, moi aussi je me suis laissé pousser les cheveux, je me suis choisi un prénom féminin et, à partir de ce moment-là, j’ai été à l’affût du destin qui m’appelait. P. 37
Ce chemin n’en n’est pas pour autant semé de pétales de roses. Les épines continuent d’être là, bien présentes, bien piquantes. Dès l’adolescence, quand il se métamorphosait pour devenir elle le temps de la nuit, elle s’exposait à la violence des hommes mais maintenant, ce qui change tout, c’est qu’elle s’octroie désormais un droit, une certaine forme de libération :
Il s’agissait de la pratique privée de quelque chose qui n’était permis que pour les femmes. Pleurer. Je prenais plaisir à ces pleurs, ça me permettait d’être l’héroïne de mon mélodrame de pédale. P. 52
J’ai été frappée une nouvelle fois par la puissance de la communauté. Jamais le proverbe « qui se ressemble s’assemble » n’a été aussi vrai avec toutes les conséquences induites, le fait de cultiver, à l’intérieur, ses différences dans l’entre soi pour celles qui en font partie et celui d’être opprimée, à l’extérieur, en tant que minorité. J’ai été frappée par cette nuit de Noël décrite de façon presque cinématographique avec des trans pimpantes, couvertes de guirlandes, contraintes de marcher dans la boue à l’arrivée comme à la sortie de la maison de l’une d’entre elles. Le jet d’eau sur les pieds souillés m’a éclaboussée en pleine figure.
Clairement, l’écrivaine brosse le portrait d’une frange de la population contrainte de vivre la nuit, cachée, bannie de la société, à l’image du hibou qui, dans les civilisations, pouvait représenter et la sagesse, et la mort. Parce qu’il s’agit bien d’une question de vie ou de mort. Outre les coups largement encaissés,
Qu’il avait été heureux, qu’il se souvenait de sa peau tapissée de bleus comme une carte sur laquelle on apprend à rêver de futurs voyages. P. 40
même décrits avec poésie, il n’en demeure pas moins des violences insupportables, il y a aussi la menace de la maladie, le sida.
Pour Camila, il n’y a pas de question qui vaille :
L’élan pour résister, je pense. C’est que derrière la faiblesse, il y a la mort. P. 103
Plus qu’une discrimination, c’est une exclusion totale de la société dont son victimes les transgenres, victimes de la plus grande ignominie, celle l’exploitation sexuelle, l’esclavage des temps modernes. Simone DE BEAUVOIR disait « Nommer c’est dévoiler, dévoiler c’est agir ». Avec ce roman, l’écrivaine dévoile la condition des transgenres argentins (n’est-ce pas d’ailleurs une approche universelle de leur condition dans le monde entier !), met les mots sur des réalités quotidiennes (les codes de la communauté, le travestissement dans les vêtements, les accessoires, les cheveux..., l’appropriation du corps y compris jusque dans sa mutation) et le champ de la prostitution indigne d’une société civilisée. Même s’il s’agit du plus vieux métier du monde, il n’en demeure pas moins ignoble pour celles et ceux qui le subissent. Ce roman, c’est un propos militant en faveur de l’émancipation des transgenres et leur accès aux des droits de l’Homme tels que reconnus par l’Organisation des Nations Unis.
Ce premier roman de Camila SOSA VILLADA relève de l'autofiction. L’écrivaine connaît parfaitement le milieu pour l’avoir elle-même fréquenté. Elle le décrit sans pudeur ni fioriture. Le propos est tranchant comme la lame d’un couteau posé sur votre carotide.
J’ai rédigé cette critique dans le cadre du mois consacré à la littérature latino-américaine, une initiative de Ingannmic et Goran, découverte Sur la route de Jostein.
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