Retrouver la plume de Gaëlle JOSSE est pour moi toujours un plaisir. Vous vous souvenez peut-être de
"Le dernier gardien d'Ellis Island",
ou bien encore "Nos vies désaccordées" ,
"De vive voix",
"Une longue impatience" un énorme coup de coeur.
Comme vous le savez, je ne lis plus, depuis longtemps, les quatrièmes de couverture. Je me focalise donc sur les détails des premières et là, mon coeur a fait boum. En lisant la citation du bandeau rouge, tout en bas,
J'ai voulu écrire un livre qui soit comme une main posée sur l'épaule.
j'ai immédiatement pensé à Olivier ADAM et son "Coeur régulier", un roman dans lequel l'auteur rend hommage à Natsume DOMBORI, un personnage sorti du réel qui passe ses jours, et ses nuits aussi, au bord des falaises japonaises, à interrompre les dernières volontés d'êtres qui « n’ont rien trouvé du tout ». C'est dans cet état d'esprit que j'ai ouvert "Ce matin-là", un roman dans lequel l'écrivaine dresse le portrait d'un chaos de l'intime.
Nous sommes au début du mois d'octobre 2018. Clara est amoureuse de Thomas. Dans sa vie professionnelle, elle est chargée de clientèle et travaille pour une banque. Depuis quelques semaines, le doute s'est lentement immiscé dans son esprit. Outre le stress ambiant, la pression de la rentabilité, quelques remarques désagréables de sa supérieure hiérarchique ont commencé à la faire vaciller. Les sueurs froides s'invitent désormais régulièrement, son corps sonne l'alerte. Et puis, il y a "Ce matin-là", un matin où, comme d'habitude, elle monte dans sa voiture pour se rendre au travail. La voiture ne veut toutefois pas démarrer. Elle a beau multiplier les essais mais rien n'y fait. Il faut remonter à l'appartement et prévenir son équipe de son retard. Quand elle referme la porte de son logement, elle, si ordonnée, laisse tomber au sol sac à main et autres accessoires. Elle colle son dos à la porte et croule sous le poids du fardeau. Elle se retrouve au sol à pleurer toutes les larmes de son corps, emportant tout sur leur passage, y compris le maquillage réalisé si méticuleusement quelques minutes plus tôt. C'est à partir de "Ce matin-là" que va commencer, pour Clara, une toute nouvelle vie.
Si en littérature, je cherche les instants de rupture, ces moments aussi fugaces que soudains qui font que l'ensemble des repères sont subitement mis à mal pour donner lieu à autre chose, avec le nouveau roman de Gaëlle JOSSE, j'ai été gâtée.
Le roman commence en réalité avec une scène familiale. Nous sommes un dimanche soir de juillet, Clara est passée comme tous les dimanches soirs voir ses parents, dîner avec eux et regarder le film. C'est un peu comme un rituel. Nous sommes en 2006. Son père est fatigué, il quitte sa fille et son épouse avant la fin du western et monte se coucher. Tout à coup, un bruit sourd se fait entendre. Clara court à l'étage, son père gît au sol. Il est victime d'un AVC. Cet événement aura un impact direct sur la vie de Clara. Elle s'apprêtait à partir enseigner le français à l'étranger. Son projet tombe à l'eau, le destin aura décidé à lui-seul de l'avenir de la jeune femme.
Deux événements avec des impacts psychologiques extrêmes, c'est l'effondrement.
Ce qui m'a fascinée dans ce roman, c'est l'approche de l'environnement, celui de l'intime, du clos, du familial, du privé, du logement, de l'intérieur, opposé à celui de l'ouvert, du professionnel, du public, du monde, de l'extérieur, l'occasion d'un petit clin d'oeil à Nathalie-Audrey DUBOIS qui a exploré le sujet de façon artistique lors d'une résidence au CHU d'Angers et son exposition "Dedans-dehors".
Quand Clara chute, il en est fini des apparences, du rayonnement, place au champ domestique et ses tâches, la préparation des repas, l'entretien du linge, le ménage. La vie de la jeune femme, coupée du monde, ne repose plus que sur l'essentiel, la satisfaction de ses besoins vitaux. Le parcours n'en est pas pour autant à l'abri d'accidents, à l'image de ce bol d'oeufs battus tombé au sol dans la cuisine ou de la mort du chien de Cécile, son amie.
Ce qui m'a frappée, c'est l'absence quasi totale de porosité entre les deux sphères, publique et privée, alors que la jeune femme est au plus profond du gouffre.
"Ce matin-là" devient un roman social dans ce qu'il témoigne d'une époque et des conditions de travail pratiquées dans le domaine bancaire du début du 21ème siècle, avec tout ce qu'elles comportent d'avilissant pour les individus.
Mais plus encore, ce qui est éprouvant dans ce roman, c'est l'approche du corps et de ses soubresauts. Celui de Clara vit un burn-out. Il sur(réagit) et prend le pouvoir avec des comportements que seul lui maîtrise.
Elle replie les genoux contre son front, les bras en couronne, comme font les enfants, et tout son corps est secoué de sanglots, de spasmes, de hoquets, une série de mouvements, de bruits incohérents, saccadés, sur lesquels elle n’a aucune prise, comme si son corps vivait une vie autonome, hors contrôle, qu’il lui appartient seulement de subir. P. 23
Mais ce roman serait profondément triste s'il ne s'agissait que de décrire un corps et une âme meurtris.
Non, Clara a la volonté de sortir la tête de l'eau. Elle connaît ses faiblesses, elle sait aussi pouvoir compter sur sa capacité à se reconstruire. "Ce matin-là" devient alors le roman d'une certaine forme de résilience.
Dans sa relation aux autres, elle s'attache à identifier ceux qui la tireraient vers le creux de la vague et les évince, pour le moment, de son itinéraire. Elle choisit de ne miser que sur ceux qui peuvent la sauver du naufrage.
[...] elle se dit qu’il y a des êtres, comme ça, qui ont ce talent, ce don d’éclairer, d’alléger la vie de ceux qui les côtoient, qui savent adoucir les tracas qui leur sont confiées, parfois au risque de trop en porter eux-mêmes. P. 134
Dans ce roman, Gaëlle JOSSE fait de la vie un objet littéraire et, par le jeu de l'écriture, la décline dans toutes les dimensions, depuis le singulier jusqu'au pluriel, depuis l'indéfini jusqu'au déterminé, depuis le particulier jusqu'à l'universel :
"Une vie, sa vie, notre vie, une vie..."
Dans ce même registre, j'ai été séduite par ses usages du verbe "apprivoiser", tantôt dans sa forme transitive, tantôt pronominale, montrant la complémentarité des deux pour retrouver un juste équilibre.
Je me suis délectée, une nouvelle fois, de la sensibilité de Gaëlle JOSSE, sa manière très singulière d'explorer les âmes, et plus précisément, les états d'âme.
Elle le fait dans une plume éminemment poétique. J'ai noté des tonnes de citations comme celle-ci :
L’île de Clara, l’île où elle vivait en ce moment était sans accès, et la traversée impossible sans prendre le risque de chavirer lui-même. P. 42
Les mots sont empreints d'humanité, les phrases sont belles, le livre est lumineux. Quelle plus belle leçon de vie que de VIVRE.
C'est un fabuleux roman de cette rentrée littéraire de janvier 2021.
J'en suis sortie enchantée, peut-être sous l'emprise de la ronde d'ouverture, destinée aux enfants, de Madame DE POMPADOUR, dont les extraits annoncent chaque nouveau chapitre.
Côté musique, je vous quitterai personnellement plutôt avec "Lucie" de Pascal OBISPO, j'ai comme l'impression que tout est dit !
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