Dans cette rentrée littéraire, j'ai succombé sous le charme de votre premier roman, "La femme qui reste", un énorme coup de coeur. Quelques jours après cette lecture, vous me faites la joie de répondre à mes questions, c'est un immense plaisir de faire un peu plus connaissance avec vous.
Donc, Anne, je crois que vous êtes, avant tout, créatrice textile. Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre parcours ?
J’ai eu la chance d’entrer très jeune chez Yves Saint Laurent, et de vivre une grande partie de son histoire. Cette Maison a été mon autre famille. J’ai très vite compris que les tissus m’intéressaient plus que les vêtements. Le monde infini des motifs, des gammes de couleurs m’a apporté beaucoup de plaisirs la fois de l’esprit, car il faut nourrir sa créativité, et de la main : La préparation des couleurs, le mélange des gouaches, toute cette petite cuisine et ses jolis outils. L’ordinateur est arrivé très tardivement dans nos studios !
Quelle matière aimez-vous travailler ?
La soie, bien sûr, pour sa profondeur.
Quel lien entretenez-vous avez l'écriture ?
J’ai toujours aimé les mots. Depuis l’enfance. Leur sonorité, leur forme, leur couleur, la manière de les accoler. Il faut aller les chercher, parfois ils s’imposent. "Je cherche une phrase pour en faire ma maison", écrit Christian Bobin dans "Un bruit de balançoire". Je crois que cette phrase vaut pour toute création. Mais on a le droit d’avoir plusieurs maisons, et d’aller de l’une à l’autre.
Un premier roman, c'est forcément un saut vers l'inconnu. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'écrire un roman ?
L’envie a été toujours là, mais pas la disponibilité suffisante pour un travail de cette importance.
Pourquoi écrire sur le Bauhaus ?
Certaines rencontres marquent votre enfance : Les costumes d’Oskar Schlemmer, lors de la première exposition du Bauhaus à Paris en 1969, et Brecht, dont adolescente je connaissais par cœur les chansons de L’Opera de quat’sous. Ils m’attendaient. Même si le fréquentais au travers de ma vie de créatrice textile, je dois avouer que j’avais une image un peu convenue du Bauhaus. Ses maîtres, ses objets iconiques, des photos de fêtes, ce qu’on montre partout, ses théories réduites à des slogans. Ce que j’aurais envie de qualifier de "Bauhaus de l’ouest". La chute du mur a permis de rendre accessible Dessau, l’est, et de recoller les deux moitiés de l’image, de comprendre ses contradictions, de les accepter. Elles sont à l’origine de l’idée de mes trois personnages. Notre époque aussi est faite de clichés, de contradictions entre idéalisme et pragmatisme. D’urgence à reconstruire. Les Bauhaüsler nous parlent aussi de nous.
Comment avez-vous organisé vos recherches ? sur combien de temps ?
Le Bauhaus a fait l’objet de beaucoup de travaux, en France, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. J’ai énormément lu. Chacun a ses points de vue. Depuis quelques années, ils ont eu le bénéfice de faire émerger ceux que l’histoire avait dispersés, qu’on avait oubliés, notamment les femmes du Bauhaus qui ont été plus importantes que ce qu’on voulait bien en dire. Je me suis demandé ce qu’il y avait derrière ces visages, ces regards. Je suis partie sur leurs traces, à Berlin, à Weimar, et bien sûr à Dessau. J’ai parcouru leurs paysages, me suis assise à leur côté dans les ateliers, j’ai dormi dans un de leurs studios.
Je suis devenue leur compagnon de travail. Leur compagnon d’exil et de guerre. Le Bauhaus en lui-même n’a existé que quatorze ans, mais il a déterminé leur vie.
C’est cette histoire humaine qui m’a passionnée et que j’ai voulu partager.
Pourquoi avoir décidé de retenir 50 artistes et/ou intellectuels ?
Comme je le raconte dans ce roman, le Bauhaus est une communauté très forte, mais connectée à Berlin. La vie sociale et culturelle de cette époque, les tensions politiques, les courants artistiques sont une toile de fond essentielle pour comprendre les aspirations et les enthousiasmes de cette jeunesse. Pour cela aussi j’ai beaucoup lu, beaucoup écouté de musiques, visionné de films. J’ai tenté de capter cette pulsation, parfois mécanique, parfois violente. Une pulsion de survie. Le temps n’était pas au romantisme, mais à l’objectivité. Ce qui fait que ce roman peut sembler parfois un peu dur.
Parmi toutes les personnalités citées, j’ai deux tendresses particulières : Otti Berger et Xanti Schawinsky. L’un comme l’autre me semblent avoir un rayonnement exceptionnel, une humanité, une générosité magnifiques. Le destin d’Otti est tragique, et le regard de Xanti, dans une photo prise après la guerre à New York, en dit long sur ce qu’exil veut dire.
J’ai aussi une très grande admiration pour Hélène Weigel, le roc de Brecht, et pour Lotte Lenya, la voix de Kurt Weill. Artistes pour elles-mêmes, femmes pour leur homme.
Sur la base de toute cette riche matière, comment s'est passée la rencontre avec votre éditeur ?
Plusieurs éditeurs se sont intéressés à ce roman sans donner suite. J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Les Escales et d’être accueillie dans leur collection. C’est un équipe formidable. J’avais déjà retravaillé plusieurs fois mon manuscrit, et l’essentiel était là. J’ai modifié certains passages selon leurs conseils, d’autres parce qu’on peut toujours faire mieux. C’est un travail qui pourrait ne jamais finir ! Nous avons trouvé le titre ensemble, et, puisque je les avais beaucoup fréquentées, j’ai proposé des photos pour la couverture. Celle qui a été choisie, Otti Berger sur un balcon du bâtiment de Dessau, était la bonne !
Votre roman vient de sortir en librairie. Vous allez vous préparer à prendre la route pour en assurer la promotion. Avez-vous quelques dates et lieux de dédicaces à nous indiquer ?
La situation ne se prête malheureusement pas aux rencontres en librairie et aux signatures. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir partager ces moments avec des lecteurs, mais c’est le cas pour beaucoup de parutions de cette année. Et c’est aussi très triste pour les éditeurs et les libraires. Le seul événement prévu actuellement est à Besançon le 5 octobre. Heureusement, Les Escales font un travail remarquable de communication, je les en remercie. Et puis les réseaux sociaux aident beaucoup, vous en êtes le meilleur exemple, un grand merci à vous !
Anne, je suppose que vous lisez aussi. Quel est votre dernier coup de cœur ?
J’ai lu avec délices "Quand arrive la pénombre" de Jaume Cabré. L’écriture est stupéfiante, les nouvelles plus inattendues les unes que les autres. La littérature catalane est un trésor !
Quelle est votre lecture en cours ?
En préparation du Salon de Besançon, le lis les ouvrages des auteurs avec qui je vais partager une table ronde : "La fièvre", de Sébastien Spitzer, dont j’ai lu les précédents ouvrages et qui m’emporte une fois de plus, quel bonheur ! Et je vais découvrir "Le métier de mourir" de Jean René van der Plaetsen, dont le thème rejoint celui d’un de mes auteurs préférés, Julien Gracq.
Chère Anne, merci infiniment pour cet entretien et vos jolis cadeaux. J'aime tout particulièrement quand vous jouez Otti Berger au balcon...
Je vous souhaite un énorme succès avec "La femme qui reste", mon coup de coeur de cette rentrée littéraire.
Je ne résiste pas à un petit clin d'oeil à Sébastien Spitzer et son premier roman "Ces rêves qu'on piétine", un autre coup de coeur, il date de décembre 2017 et c'était avec les 68 Premières fois !
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