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2019-09-13T04:32:53+02:00

Ceux qui partent de Jeanne BENAMEUR

Publié par Tlivres
Libertyellisfoundation.org

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Actes Sud

Jeanne BENAMEUR nous revient avec une formidable épopée romanesque comme elle sait si bien les écrire.

Nous sommes en 1910. Les émigrants accostent sur Ellis Island, l'île située aux abords de New-York, la porte d'entrée pour les Etats-Unis. C'est là que les services de l'immigration oeuvrent au quotidien, décidant de l'avenir de celles et ceux qui ont tout quitté pour l'eldorado américain. Parmi les valises et autres ballots, il y a Donato Scarpa, un comédien italien qui brandit Eneide, le texte de Virgile, comme un étendard. Il est accompagné de sa fille, Emilia. Tous deux ont choisi de réaliser les trois semaines de voyage pour vivre libres, loin de ce territoire qui a vu mourir leur femme et mère, Grazia. D'autres n'ont pas eu le choix comme Esther Agakian partie d'Arménie, là où la terreur de la mort sévit. Il y a Gabor, bohémien, et les siens, ces hommes et femmes de la route. La communauté des émigrants vivent ces premiers moments en terre inconnue sous le regard d'Andrew Jonsson, un étudiant en droit qui passe son temps libre à photographier ces êtres en transit. Il immortalise ces instants, rien n'est laissé au hasard, pas même une main passée dans les cheveux, une tête baissée, un regard furtif... il décrypte les émotions de ces hommes et ces femmes qui ont rompu le fil de leurs origines pour vivre une vie meilleure. Certains seront admis à fouler le sol de ce nouveau continent, d'autres pas. Tous attendent d'être jugés, mesurés, auscultés... la file d'attente est longue, beaucoup vont passer cette première nuit en terre étrangère en dortoir, les hommes d'un côté, les femmes de l'autre, à moins que le destin en décide autrement, là commence une toute nouvelle histoire.

Je suis maintenant une fidèle de la plume de Jeanne BENAMEUR. Par le passé, il y a eu Otages intimes, Profanes, Ça t'apprendra à vivre, La boutique jaune, Laver les ombres, Les insurrections singulières, Un jour mes princes sont venus... chaque fois le même coup au cœur, la même chair de poule, le même chamboulement émotionnel, le même résultat : un livre devenu hérisson à force d'accueillir les marque-pages ! Les mots sont d'une sensibilité foudroyante, les phrases d'une puissance époustouflante !

Le site d'Ellis Island, je l'avais abordé avec Gaëlle JOSSE et son roman "Le dernier gardien d'Ellis Island", nous étions alors en 1954 et à 9 jours de la fermeture du centre d'accueil. J'ai eu une nouvelle fois l'opportunité de l'appréhender avec l'œuvre de JR exposée à la Maison Européenne de la Photographie de Paris en janvier cette année, une photographie avait capté mon attention : le regard d'enfants hospitalisés sur l'île, des yeux d'une profonde tristesse, qui en disent long sur le chemin parcouru.

Avec ce roman de Jeanne BENAMEUR, outre les personnages éminemment romanesques, ce qui m'a le plus intéressée, c'est le point de rupture, celui qui fait que l'on quitte un territoire pour un autre, que l'on abandonne une langue pour en adopter une autre, que l'on dit adieu aux siens, morts ou vivants... et qui nous fait devenir quelqu'un d'autre.


Car émigrer, c’est laisser les ancêtres et ceux qu’on a aimés dans une terre où l’on ne retournera pas. P. 23-24

Le point de rupture, c'est celui qui permet de repousser les limites, celui qui fait passer à autre chose. Il y avait une vie avant, il y aura une vie après. C'est l'intervalle que Jeanne BENAMEUR explore avec une délicatesse infinie à travers un panel de personnages qui tous ont un itinéraire distinct, des parcours de vie différents, mais se verront marqués à vie par cette épreuve, y compris d'un point de vue charnel.


Et elle pressent que le changement immense qui traverse les vies qui émigrent passera par elle, elle ne sait pas encore comment mais elle pressent oui, dans cet instant suspendu, que ce qu’on nomme le départ passe et repassera toujours par son corps à elle. P. 19

Jeanne BENAMEUR convoque les arts pour tisser un lien entre les êtres. J'ai adoré côtoyer le temps d'une lecture Emilia, cette jeune italienne, peintre, qui par la voie d'une toile empreinte de rouge va susciter une vive émotion chez Esther. Ce moment d'intimité entre ces deux femmes en transit est d'une très grande sensibilité. Il y a aussi Gabor et son violon, des notes de musique pour mettre du baume sur les plaies béantes de la séparation dont la cicatrisation laissera sur les corps une trace à jamais.


On ne peut pas raconter la puissance de la musique mais on peut la voir éclairer les corps épuisés. P. 66-67

Il y a enfin Andrew et son appareil photo. Le jeune garçon prend des clichés qui assureront la mémoire de ces instants partagés, une jolie manière d'immortaliser ces moments de grande émotion. Il souhaite aussi que ses vues servent de tremplin à des rêveries.


Oui son ambition est que la photographie joue pleinement son rôle d’image, qu’elle déclenche aussi chez ceux qui la contemplent l’imaginaire, comme elle le fait pour lui. P. 90

La photographie, Jeanne BENAMEUR avait déjà longuement exploré cette discipline artistique dans Otages intimes. Etienne était alors reporter de guerre, il voulait à travers ses clichés témoigner de ce qui se passait dans le monde, que l'on n'oublie pas des territoires, comme des hommes, en voie de disparition. Là, l'écrivaine choisit de miser sur une autre quête, celle d'ouvrir le champ des possibles, de faire rêver !

Quant aux livres, Jeanne BENAMEUR leur accorde une place de choix...


Dans sa pension, il y aura aussi des livres parce qu’ils vous emportent et vous reposent de tout, parce que parfois ils vous conduisent même là où vous pensiez qu’en vous il n’y avait plus rien. P. 250

Dans les textes de Jeanne BENAMEUR, il est régulièrement question de transmission. Je suis littéralement tombée sous le charme du moment d'intimité partagé entre Andrew et son père venu d'Islande. Il y a quelque chose de profond et fort qui va se jouer entre eux comme l'ouverture d'une nouvelle voie, celle de la liberté. L'écrivaine nous permet de mesurer le poids des secrets de famille et le besoin impérieux de savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va. Juste magnifique.

J'aime profondément la plume de Jeanne BENAMEUR qui pèse avec minutie chaque mot. J'adore sa manière très singulière d'explorer la langue comme un élément du patrimoine de chacun :


Une langue est plus sûre qu’une maison. Rien ne peut la détruire tant qu’un être la parle. P. 166

Les mots sont émouvants, les phrases belles et poétiques. Je me suis surprise à glisser régulièrement, une nouvelle fois, des marque-pages comme autant d'étoiles dans un ciel nocturne. Je sors de cette lecture totalement envoûtée par le charme, l'effet Jeanne BENAMEUR !

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commentaires

M
Moi aussi j'aime vraiment sa plume et je n'ai découvert que récemment en lisant "Otages intimes" qu'elle écrivait pour les adultes. par contre je ne ratais aucun de ses livres jeunesses...Il faut donc absolument que je découvre celui-ci. Ce point de rupture est en effet le plus difficile à vivre pour ceux qui quittent leur pays...Merci de nous en parler avec autant de sensibilité et de justess
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T
Oh Manou, tu me touches beaucoup, merci. Cette plume, quand on l'a découverte, on ne la quitte plus, juste sublime ! Belle lecture à toi.

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