Il y a des plumes exquises que l'on aime savourer. Et quand elles se prêtent au registre culinaire, elles deviennent succulentes. Vous pouvez commencer à saliver, le dernier roman de Jacky DURAND est une formidable gourmandise, je vais essayer de vous mettre en appétit !
"Le cahier de recettes" vous fait entrer de plein fouet dans le monde hospitalier, Monsieur Henri y vit ses derniers jours. Avec son décès et cette dernière page du cuisinier du Relais fleuri qui se tourne, mille et un souvenirs affluent dans l'esprit de Julien, son fils, le narrateur. Il nous dévoile le livre tout entier de la vie d'un homme passionné de cuisine, un taiseux qui a dédié toute son existence à offrir à ses clients des mets de qualité, empreints de tradition. Sa cuisine, son antre, il la partageait avec son ami Lulu, un homme avec qui il a combattu en Algérie. Tous deux entretiennent une relation inébranlable, unis à la vie à la mort, par autant de blessures qui font des hommes des êtres meurtris par la douleur. Sa cuisine, ses recettes, il s'est toujours attaché à les conserver dans sa mémoire comme autant de bijoux que l'on sauverait du regard. Pourtant, Julien se souvient d'un cahier dans lequel sa mère s'évertuait à recopier quelques bribes obtenues à la volée d'un homme qui préférait le silence aux grands discours. Mais où est-il ? Et si "Le cahier de recettes" était la clé de secrets trop bien gardés...
Après "Marguerite" découvert avec les 68 Premières fois, Jacky DURAND nous revient avec un roman qui porte tous les stigmates de ses chroniques culinaires diffusées sur France Culture et rédigées pour Libération. Il nous fait entrer par la petite porte d'un restaurant et découvrir la gastronomie française, il nous fait saliver de bonheur, le temps d'une lecture, je m'y suis crûe, les sens en éveil ! Quant à Julien, qui a pris la succession de son père, il le fait revivre à travers ses plats. Que son père le veuille ou non, il est partout présent !
Tu es mes mains quand je dépose les ris de veau dans le beurre ; mes yeux quand je les fais dorer ; mon intuition quand je dose le vermouth et le bouillon. P. 207
Outre la formidable preuve d'amour d'un fils à son père, ce roman d'apprentissage met un métier sous les projecteurs, celui de cuisinier, il décrit le professionnalisme, les compétences requises, les heures passées aussi. Il évoque avec l'orientation scolaire de Julien le déterminisme social, la transmission, consciente ou inconsciente, des gestes, des postures de travail, des réflexes, d'un environnement familial tout entier qui s'infusent lentement dans le corps et l'âme. Que les parents le souhaitent ou non, l'éducation qu'ils donnent à leurs enfants est imprégniée de ce qui constitue leur quotidien. Il y a bien des tentatives, parfois, de prendre de la distance avec ses origines mais le fossé est là, béant.
Habilement, Jacky DURAND fait se côtoyer l'art culinaire et la littérature avec cette mère, professeure de lettres au lycée. Petit garçon, Julien s'invitait dans la chambre des parents où les livres envahissaient l'espace. Cette chambre était aussi le lieu de partage du repas familial, la tendresse y était reine. Pas très étonnant qu'en guise de plan B, Julien prenne la voie de sa mère et choisisse les lettres pour des études supérieures. L'envie était là et pourtant :
J’aime les mots mais ils m’échappent comme les truites que je pêchais à la main avec Gaby. P. 183
Avec la disparition du père, l'écrivain évoque le deuil, l'absence, le vide, cette envie irrépressible aussi de savoir, de découvrir l'autre visage de l'être aimé, la nécessité de connaître son histoire, celle tue :
Je ne sais pas si tu es un autre ou si je te connais enfin. P. 209
Comme dans "Marguerite", Jacky DURAND invite la guerre à la table familiale. Si Julien ne l'a pas connue, son père l'a vécue. Elle est bien présente en lui, totalement verrouillée. Il y a des revenants qui parlent, assurent la mémoire pour ne jamais avoir à le revivre, et puis les autres qui font de leurs plaies un secret. Mais si les mots ne franchissent pas leurs lèvres, leurs corps, eux, se chargent d'exprimer la souffrance physique et les fantômes qui continuent de les hanter. L'approche est suggestive. Avec le personnage du père de Julien, elle est profondément émouvante.
J'ai beaucoup aimé aussi dans ce roman les vacances estivales de Julien passées chez Gaby, le frère de Lulu, et Maria, sa femme. Tous deux lui offrent un foyer apaisant, une maison dans une prairie pour se ressourcer. Le narrateur y découvre un autre mode de vie, une autre façon de s'aimer.
"Le cahier de recettes" est un roman empreint de générosité, de bienveillance et de bonté. La plume est délicate, poétique...
Je découvre que les sentiments peuvent s’échapper sur la pointe des pieds sans vous fracasser le cœur. P. 159
Le menu est alléchant, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter : "Bon appétit".
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