Il y a des lectures qui se suivent... et parfois se ressemblent. Toutes les deux sont réalisées dans le cadre du #GrandPrixdesLectricesElle2019. Après "La Vraie Vie" de Adeline DIEUDONNE, un roman, voici "Ici les femmes ne rêvent pas" de Rana AHMAD, là, il s'agit d'un récit de vie, plus précisément, le récit d'une évasion.
Tout commence avec une communication téléphonique qui doit rester secrète. Une jeune femme téléphone à son père qu'elle n'a pas vu depuis 2 ans. Rana est en Allemagne, à Cologne, lui, à Riyad en Arabie Saoudite. Elle a vécu là-bas son enfance, son adolescence, et a fui cet univers qui la brimait.
Ses parents sont originaires de Damas en Syrie où la famille passe toutes les vacances d'été. Rana, petite fille, y vit plus libre, elle aime prendre son vélo et aller faire les provisions que lui commande sa grand-mère jusqu'au jour où son grand-père décide d'attribuer à un cousin son vélo, ce bien qui lui est le plus précieux. Elle a 10 ans, elle est une fille, elle ne doit plus se vouer à ce type d'activité. Et puis, il est temps pour elle aussi de porter le voile. A 14 ans, elle passe au niqab. Rana fait l'objet d'un mariage arrangé. Une fois le folklore des festivités passé, elle se trouve très vite confrontée aux violences de la belle-famille qui envahit son intimité et celle de son mari. Le piège se referme sur elle, elle est menacée de mort. Elle réussit à divorcer grâce au soutien de son père. Une nouvelle vie commence, celle de l'émancipation. Rana découvre les théories de l'évolution de Darwin sur les réseaux sociaux, il n'en faudra pas plus pour que sa curiosité soit attisée et sa foi en Dieu remise en question. Un tout nouveau combat commence avec sa mère, son frère, elle est la honte de la famille, elle n'aura bientôt plus d'autre choix que de partir... ou mourir.
J'ai été profondément touchée par ce document qui fait partie de la sélection du mois d'octobre.
Dès les premières pages, j'ai été captivée par le destin de cette femme. On mesure très vite la précarité de sa situation et la vulnérabilité de sa survie. Rana AHMAD, il s'agit là d'un pseudonyme, est menacée de mort dans son pays d'origine. Elle vit cachée des siens et tente de construire sa vie à l'étranger.
Comment en est-elle arrivée là ? C'est ce que nous découvrons avec ce livre qui va lentement et chronologiquement relater toute la vie de l'auteure. C'est un témoignage affreux de la violence des hommes faite aux femmes, sous couvert d'un propos religieux qui conférerait aux mâles une quelconque supériorité, propos totalement insupportable d'autant plus quand il s'agit de vie ou de mort. Il y a cette incapacité à s'habiller comme elles le souhaitent
Pourquoi devons-nous constamment cacher là-dessous notre beauté et notre personnalité ? P. 46
mais aussi à sortir quand elles veulent. Les femmes en Arabie Saoudite doivent être accompagnées en permanence d'un homme, leur père, un frère... dans l'espace public.
Rana a bénéficié d'un père moderne qui souhaitait qu'elle fasse des études supérieures mais le cocon familial, croyant et pratiquant, aura eu raison de ses bonnes intentions. Le personnage de la mère est d'une cruauté sans nom. Comment imaginer qu'une femme qui a enfanté puisse renouveler les interdits à la génération qui suit ? C'est pourtant ce qui se passe. Plus Rana grandit, plus elle cherche à s'émanciper, plus l'étau de la mère se resserre.
Je crois qu’elle devine mon appétit, mon désir d’une vie plus grande, avant même que je n’en prenne moi-même conscience - cet instinct qu’ont les mères, même quand on a le sentiment d’avoir perdu toute proximité avec elles. P. 129
Avec ce récit de vie, Rana AHMAD met une nouvelle fois le doigt sur le déterminisme social. Comme chaque enfant, elle reçoit de ses parents une éducation qui lui laisse à penser que toutes les familles vivent de la même manière. Comment imaginer que d'autres références puissent alors exister ? Comment mettre des mots sur les maux du quotidien ?
À cette époque, j’ai l’impression d’avoir grandi dans une prison sans même avoir su que j’étais enfermée. P. 136
Alors que les réseaux sociaux sont habituellement montrés du doigt pour enrôler les jeunes, faire d'eux les victimes de mouvements de radicalisation, là, ils sont synonymes d'émancipation. C'est grâce aux réseaux sociaux que Rana va découvrir une communauté d'ex-musulmans et décider de devenir athée. C'est grâce à eux aussi qu'elle va organiser sa fuite, le passage de la frontière à destination d'Istanbul en Turquie. C'est grâce à eux encore qu'elle va trouver sa voie en Allemagne. Ce document montre la force d'un réseau qui s'appuie, aujourd'hui, sur les nouvelles technologies réduisant de fait les distances, le monde devient un jardin !
J'ai commencé cette chronique en mettant le doigt sur une similitude avec "La Vraie Vie" de Adeline DIEUDONNE. Il en est un qui est une fiction l'autre profondément ancré dans la réalité, les deux ont comme personnage principal une fille, les deux s'inscrivent dans un parcours initiatique et une quête de liberté, mais aussi et surtout, les deux vont s'appuyer sur la science pour déconstruire tous les schémas qui leur ont été transmis. Rana AHMAD va prendre conscience avec Darwin que Dieu n'est pour rien dans l'évolution des espèces et va, comme la narratrice de "La Vraie Vie", s'appuyer sur des données ô combien rationnelles pour construire sa propre philosophie du monde.
Ce récit est déchirant mais c'est aussi une formidable leçon de vie. En le refermant, je me prends à rêver, parce que chez nous c'est permis, en un monde meilleur, peut-être n'est-ce là qu'une utopie...
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