J-1 pour la sortie en librairie de "Lèvres de pierre", un coup de coeur.
La rentrée littéraire nous offre aussi de formidables opportunités de retrouver des plumes que j'affectionne tout particulièrement, celle de Nancy HUSTON en fait partie.
L'écrivaine nous dévoile en préface les sources de l'inspiration de "Lèvres de pierre". En voyage au Cambodge en 2009 avec son mari, elle prend conscience du besoin d'écrire sur ce pays et son Histoire. Mais l’écriture est un art qui nécessite parfois du temps pour s’épanouir. Ce n’est qu’en 2016 que la narration s’impose comme une évidence, un parallèle entre deux trajectoires de vies empreintes de nombreux points communs. Forte de cette soudaine envie, Nancy HUSTON ne tarde pas à faire de Pol Pot un personnage de roman qui va subtilement, le temps d’un livre, croiser son propre destin à elle. Un exercice littéraire parfaitement maîtrisé.
À l’âge de 9 ans, Sâr, bouc-émissaire des enfants de son âge pour son physique efféminé, doit quitter le foyer familial avec son frère cadet, Nhep, pour suivre l’éducation de la sagesse theravāda auprès des moines Vat Botum Vaddei. Il part de son village pour rejoindre la capitale. Après un an d’apprentissage, il intègre l’école Miche. Là-bas, sa rêverie et le sourire du Bouddha qu'il a pris l'habitude d'adopter agacent l’institution qui décide d’adapter les modalités d’enseignement. Les huit années qui suivront seront marquées par des humiliations et autres mauvais traitements, il sera aussi abusé sexuellement. L'adolescent réussit à s'offrir quelques parenthèses dans cette vie douloureuse avec le théâtre, il est machiniste. En 1945, lors des bombardements de Phnom Penh par les Etats-Unis, l'école ferme, il part en tournée avec la compagnie et va tomber sous le charme du temple d'Angkor. Diplômé en menuiserie, il obtient une bourse et intègre l'école Violet de radioélectricité de Lyon en 1949. En France, il côtoie Jean-Paul SARTRE, Simone De BEAUVOIR, découvre le cercle de l'association des étudiants Khmers. En échec scolaire, il s'envole pour la Yougoslavie, il participe à la construction de la route Belgrade-Zagreb. A son retour sur Paris, il adhère au parti communiste, fait du journal l'Humanité son quotidien et lit « La Grande Révolution » de KROPOTKINE. Il se familiarise avec l'écrit et voit son premier texte publié par L'Etudiant Khmer. De retour dans son pays en 1953, l'année de l'indépendance, il a un besoin irrépressible de retrouver ses origines. Il retourne dans son petit village où son oncle Kahn sombre dans une profonde misère, comme les villageois de Prek Sbauv. Il décide de révolutionner son pays, la voie d’un dictateur est désormais toute tracée.
Ce roman historique nous relate la construction d’un homme qui va concentrer tous les pouvoirs et décider de la vie comme de la mort de ces concitoyens. J’ai été profondément touchée par les premières années de son enfance comme autant de premières pierres dans la construction de l’édifice :
Il dit qu’un homme est semblable à un bâtiment : sa fondation doit être solide, ensuite on peut ajouter balcons et balustrades pour l’enjoliver. P. 28
Son père voulait en faire un sage mais tous les ingrédients semblaient déjà réunis pour en faire un être humain avide de revanche sur la société. Offensé, opprimé, mortifié, en permanence exclu du système, le jeune garçon cultive une haine des autres qui ne demandera qu’à s’épanouir à l’âge adulte. L’itinéraire de Pol Pot ressemble à s’y méprendre à celui d’Hitler auquel Eric-Emmanuel SCHMIDT a dédié « La part de l’autre ».
Son entourage, aussi malveillant soit-il, l’avait pourtant initié à la culture. Le Frère Jaouen lui avait fait découvrir Paul VERLAINE, André MALRAUX, COUPERIN, RAMEAU... Aux côtés de Jean-Paul SARTRE et Simone De BEAUVOIR, il assiste à un concert de Sidney BECHET, musicien noir. Ses voyages à travers le monde auraient pu guider ses pas vers le beau, le bon, développer le respect de l’autre et la tolérance... mais il n’en fut rien, à croire que les connaissances accumulées n’avaient qu’un seul but, nourrir le projet d’un despote.
La juxtaposition de l’itinéraire de Sâr, contraint à changer de nom à plusieurs étapes de sa vie et à perdre ainsi ses repères identitaires, et de celui de Dorrit, cette femme canadienne, est profondément troublante. Sâr a choisi de monter sur la plus haute marche du pouvoir politique, Dorrit, elle, a choisi la voie de l’écriture pour panser ses plaies.
De toute façon, elle a appris depuis l’enfance à neutraliser par l’écriture tout ce qui la blesse. Les mots réparent tout, cachent tout, tissent un habit à l’événement cru et nu. [...] Protégée par la maille des mots, une vraie armure, les agressions ne l’atteignent pas vraiment. P. 166
La politique s’était pourtant invitée dans son parcours à elle aussi avec les mouvements militants dans lesquels son père, puis son compagnon, s’investissaient, contre la guerre du Vietnam notamment. Ses études universitaires furent profondément perturbées du fait de l’abandon, par son père, d’un poste dans une usine de production des pièces dédiées aux B-52, ces armes de destruction massive utilisées contre les Cambodgiens. Son action dans le domaine restera limitée à sa participation aux manifestations des opposants au régime en place.
Tous deux se sont construits une carapace pour échapper aux agressions des autres et ont trouvé la voie du détachement pour s’en protéger. Lui a appris avec les moines bouddhistes à maîtriser ses émotions et ne laisser paraître qu’un sourire sur son visage comme la preuve de l’abandon d’une certaine souffrance pour l’adoption d’un bonheur réalisé. Elle, s’est inscrite dans un même mouvement comme une hygiène de vie du quotidien :
[...] elle fuit l’émotion, s’efforce de maîtriser chaque instant de sa vie, préfère le passé immobile au présent imprévisible. P. 174
J’ai adoré retrouver la plume de Nancy HUSTON qui nous livre une nouvelle fois un roman d’une intense densité. « Lèvres de pierre » nous montre, s’il en était nécessaire, les effets des interactions du monde et l’interdépendance entre l’Histoire et notre époque contemporaine, de quoi nourrir des personnalités complexes et servir des desseins glaçants. L’écriture y est une nouvelle fois magistrale, les mots sont justes et les effets cinglants.
Ce roman, c'est un coup de cœur !
Vous aimerez aussi, j’en suis persuadée : « Dolce agonia », « Ligne de faille », « Infrarouge », « L’espèce fabulatrice », « L’empreinte de l’ange »...
Ce roman concourt au Challenge 1% rentrée littéraire organisé par Délivrer des livres,
tout comme :
- "Cette maison est la tienne" de Fatima FARHEEN MIRZA, *****
- "Chien-loup" de Serge JONCOUR, coup de coeur
- "L'hiver du mécontentement" de Thomas B. REVERDY, *****
- "Les exilés meurent aussi d'amour" d'Abnousse SHALMANI, *****
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