Encore un roman de cette #RL2018, la révélation d'une plume pleine de talent, je vous explique.
Nous sommes en mars 1941, le navire Capitaine-Paul-Lemerle quitte la métropole à destination de la Martinique. A son bord, des personnes menacées par les nazis : des communistes, des artistes, des juifs... 250 passagers dont le sort repose dans les mains du Capitaine, Sagols, ou presque. L'expédition est périlleuse et pleine de dangers, nous sommes en guerre. Les hommes et les femmes s'accrochent à leur ultime chance de survie. Se côtoient Alfred KANTOROWICZ, dramaturge qui avait quitté l'Allemagne en 1933, André BRETON, surréaliste, Claude LEVI-STRAUSS, anthropologue, Germaine KRULL, photographe, correspondante pour l’Agence France-Presse, Anna SEGHERS et ses deux enfants, son fils Pierre RADVANYI n'a que 15 ans... Cette microsociété s'organise pour affronter les soubresauts de l'océan. Elle se laisse porter aussi par le vent d'allégresse qui souffle sur le navire lors du franchissement de la ligne du Tropique, le 13 avril 1941, des moments transcendés par une joie immense, absolument incroyables. Cette traversée périlleuse arrivera-t-elle à destination ? L'île française sera-t-elle à la hauteur de ses promesses ?
Autant de questions auxquelles vous répondrez avec la lecture de ce magnifique roman !
Adrien BOSC dont je ne connaissais pas encore la plume excelle dans le croisement des itinéraires, c'est là l'immense richesse je crois de l'épopée, romanesque à l'envi. Ainsi, des hommes et des femmes que le statut distingue dans la société française vont côtoyer, le temps de la voyage, des anonymes, des gens comme vous et moi qui auraient pu, il y a un peu plus de 70 ans, se retrouver à bord d'un navire en perdition. Le destin de tous ces bannis de l'occupant allemand paraît bien fragile au regard du contexte historique et politique, les aléas climatiques ne manquent pas de surenchérir la prise de risque. Il ont embarqué, à la vie, à la mort. Cette aventure n'est pas sans cruellement résonner avec le parcours des migrants qui décident de quitter le peu qu'il leur reste en espérant un avenir meilleur. Pourchassés sur leur propre terre, ils prennent la mer sans aucune assurance ni d'arriver sains et saufs en terre promise, ni d’être accueillis quelque part. Il suffit de voir les tribulations malheureuses de l'Aquarius aujourd'hui pour s'en convaincre. Le propos de l'auteur prend, de fait, une dimension intemporelle et universelle, de quoi prêter à méditation.
J'ai beaucoup aimé l'approche que fait l'auteur du collectif embarqué, une véritable odyssée. J'ai tout simplement adoré le passage sur les festivités organisées lors du franchissement de la ligne du Tropique. Dans "Les indésirables" de Diane DUCRET, il y avait eu l'organisation d'un cabaret dans le Camp de Gurs. Sur le Capitaine-Paul-Lemerle, il y a des animations de tous ordres portées par le talent artistique des voyageurs.
Chaque coin du navire s'activait pour parfaire le cérémonial. Près des écoutilles, à l'atelier tailleur, on terminait la robe du juge, on raccommodait une écharpe rouge et les boutons d'un veston bleu marine, la chemise de nuit de Neptune et son ample pantalon, des braies. A l'entrée des cales, l'atelier sculpture et menuiserie battait son plein, Lam rabotait un pieu et dressait le décor de bois d'un petit théâtre de Guignol. Plus loin, à l'entrepont, l'atelier perruque était sens dessus dessous, à court de chanvre, on ne termina pas la longue barbe de Neptune qui ressemblait à celle du Père Noël, ou plutôt, bonnet pointu en papier sur la tête, à la barbiche du saint Nicolas des Alsaciens. P. 162
Il est juste prodigieux de voir l'art offrir une parenthèse à des êtres dont la vie est cruellement menacée.
L'exploration de l'individu dans ce qu'il a de plus intime m'a aussi captivée. Là, il y a bien sûr le projet de chacun, la signification du départ, la représentation de l'eldorado, l'espoir tout simplement. Comme le dit Valentine GOBY : "Je suis toujours surprise de voir l'être humain trouver encore la force de se battre alors même qu'il serait si facile d'abandonner". Dans ce roman, Adrien BOSC envisage différentes hypothèses, il ouvre le champ des possibles :
Et de cette terre fantasmée nulle n’avait une image nette, un bout de France qu’on se représentait tantôt comme une toile de Gauguin tantôt comme une Guyane de bagne, d’autres un pays libre déjà américain, la plupart une zone de repli, un peu de confort, une chambre d’hôtel, un bain. P. 189
La sortie de l'individu de sa zone de confort réserve aussi quelques surprises. Elle l'expose à présenter sa vraie nature. Certains sont profondément humanistes, fraternels, solidaires... peu importent les circonstances. D'autres sont narcissiques, égocentriques, seule leur existence personnelle prend un sens. Le contexte, les fréquentations, les opportunités, sont autant d'éléments qui peuvent conduire l'humain à exploiter les fragilités des autres pour s'enrichir soi-même.
L’humanisme a ses limites que le commerce borne. P. 230
Le travail de Claude LEVI-STRAUSS trouve dans le roman d'Adrien BOSC un focus tout particulier. En 1941, il a commencé à étudier les Bororos qui donneront lieu à la rédaction de "Tristes tropiques". Il a embarqué sur le Capitaine-Paul-Lemerle avec l'ensemble de ses documents et tient absolument à les préserver pour poursuivre ses recherches. On peut imaginer à quel point des documents papier, aussi précieux soient-ils, risquent d'être malmenés par les éléments, voire les événements. Il ne manquera d'ailleurs pas d'être pris pour un espion. Quand l'ignorance fait de l'étranger un suspect...
Ce roman puise sa source dans quelques faits historiques, le talent d'Adrien BOSC fait le reste. Entre réalité et fiction, notre cœur balance (à défaut de chavirer !), mais finalement peu importe, l'écrivain lui-même nous invite à nous laisser porter par l'aventure pour n'en garder en mémoire que la substantifique moelle...
Car ce n’est pas ce qu’est l’archive qui importe, mais ce qu’elle désigne : un passé. P. 345
Il se joue de la narration avec des passages sortis tout droit de son imagination, ponctués par des extraits de correspondances, notes, journaux... figurant en italique dans le texte et rigoureusement répertoriés en fin d'ouvrage. L'exercice littéraire est complexe mais parfaitement réussi. Je crois que j'aimerais beaucoup lire "Constellation", son premier roman lauréat du Grand Prix du roman de l'Académie française, Prix de la Vocation, Prix Gironde, Prix Le Livre de Poche, rien que ça !
Ce roman concourt au Challenge 1% rentrée littéraire organisé par Délivrer des livres,
tout comme :
- "Cette maison est la tienne" de Fatima FARHEEN MIRZA, *****
- "Chien-loup" de Serge JONCOUR, coup de coeur
- "L'hiver du mécontentement" de Thomas B. REVERDY, *****
- "Lèvres de pierre" de Nancy HUSTON, coup de coeur
- "Les exilés meurent aussi d'amour" d'Abnousse SHALMANI, *****
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