Il est des romans qui nous aident à aborder l'Histoire de notre pays et nous offrent des clés de compréhension sur notre société contemporaine. Incontestablement, l'excellent roman d'Alice ZENITER entre dans cette catégorie.
Naïma est une jeune femme, elle travaille dans une galerie d'art parisienne. Ses origines, elle ne les connaît pas plus que ça. Femme libérée, elle boit, elle fume, elle est la maîtresse de son patron. Mais régulièrement, dans son quotidien, l'histoire de sa famille lui est rappelée par de menus indices sans jamais être explorée de fond en comble. Le fantôme de l'Algérie hante ses journées, ses nuits aussi, jusqu'à devenir un incontournable de son itinéraire personnel. La perspective d'une exposition dédiée à Lalla, un peintre kabyle, met Naïma sur la voie. Là commence une toute nouvelle histoire.
Ce roman, je dois bien l'avouer, m'a profondément intéressée. D'abord, je crois, parce qu'il aborde une page de l'Histoire de la France très méconnue, celle de l'Algérie, depuis sa colonisation jusqu'à la guerre d'indépendance avec tout ce que cela peut encore générer aujourd'hui en termes de résonnances. La littérature, avec quelques générations de recul, commence à lever le voile sur des événements des XIXème et XXème siècles.
C’est pour cela aussi que la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre. P. 19
Valérie ZENATTI, Colombe SCHNECK, Joseph ANDRAS, Kaouther ADIMI, Anne PLANTAGENET, Magyd CHERFI... pour ne citer qu'eux, s'y sont déjà essayés mais Alice ZENITER va plus loin. En un peu plus de 500 pages, elle brosse un portrait complet d'un territoire largement impacté par des stratégies politiques. Depuis 1830, la conquête de l'Algérie par l'armée française, jusqu'en 1962, la signature des accords d'Evian, l'écrivaine reconstitue méticuleusement la chronologie des événements. Que son travail de recherche et de restitution soit ici largement salué.
Mais ce roman, c'est aussi une formidable épopée romanesque, un livre qui vous immerge au sein d'une famille française, mettant des noms sur des êtres, avant tout, humains. C'est ainsi que l'on découvre Ali, un jeune garçon qui va faire fortune grâce à un don du ciel. Alors qu'il se baignait dans un torrent et risquait sa vie avec ses copains, un pressoir transporté par les eaux lui est offert. Il n'en faudra pas plus pour qu'Ali lance une vaste entreprise de production d'olives. Marié à l'âge de 19 ans à une cousine, il aura deux filles qui ne sauraient le satisfaire. Il renie sa première épouse et en choisit une deuxième, Yema n'a que 14 ans quand elle vient vivre à ses côtés. Hamid naîtra en 1953, l'honneur de la famille est sauf. Parallèlement, Ali voit sa trajectoire affectée par le destin de son pays. en 1940, il s'engage dans l'armée française et combat avec les alliés, c'est la première pierre posée à l'édifice, Ali fera partie des harkis, ces hommes qui prirent le parti de la France au moment de la guerre d'indépendance.
Avec le parcours de cette famille, Alice ZENITER embrasse trois générations, une bonne soixantaine d'année, qui marquent de leur empreinte celui de Naïma. J'ai été profondément émue par la sensibilité croissante de cette femme à l'histoire de la terre de ses ancêtres et ses origines familiales.
L'écrivaine nous offre un très beau portrait de femme, émancipée, libre dans ses pensées et ses actes. Dans la littérature, force est de constater que le filtre de lecture est souvent masculin. Là, Alice ZENITER donne un caractère original à son roman. Elle fait ainsi tomber le cliché selon lequel seuls les garçons pourraient être marqués, à vie, par l'histoire de leur père. Les filles, elles aussi, issues de l'immigration, sont psychologiquement chahutées par un passé particulièrement lourd à porter. Et si, au début, Naïma semble n'y porter qu'une faible attention, l'Algérie est bien présente :
Pourtant, si l’on croit Naïma, l’Algérie a toujours été là, quelque part. C’était une sorte de composante : son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yema. P. 12
et deviendra, au fil du livre, le sens même de son existence.
Outre l'approche du sujet de l'immigration, de l'intégration, des questions linguistiques, il y a aussi quelque chose d'important dans "L'Art de perdre", c'est l'exploration du logement et de ses déterminants sur la vie de celles et ceux qui l'occupent. Alice ZENITER tient un propos engagé vis-à-vis de l'urbanisme des années 1960, toutes ces barres d'immeubles existant encore dans le patrimoine architectural français, censées répondre à une demande d'habitat, considéré comme modernes à l'époque, mais qui rapidement se sont révélées inadaptées à la façon même de vivre de leurs résidents.
Malgré toute leur bonne volonté, Ali et Yema n’habitent pas l’appartement, ils l’occupent. P. 192
Outre un certain regard posé sur nos banlieues, l'écrivaine focalise sur le statut des migrants et les solutions d'urgence offertes. Entre les camps Joffre et Jouques, dits aussi respectivement "Rivesaltes" et "Cité du Logis d'Anne", des années 1960 et ceux d'aujourd'hui, il n'y a qu'un pas.
J'ai eu une réelle prise de conscience à la lecture de ces lignes :
La porte leur donne l’illusion qu’ils peuvent préserver à l’intérieur de la tente une intimité encombrée qui leur appartient, qu’ils peuvent choisir d’ouvrir ou de fermer leur domaine, qu’ils en sont maîtres. P. 154
Une révélation de ce que peut représenter un cocon familial, fermé, protégé des regards, pour des populations qui ont tout perdu, ou presque, leur dignité en dépend.
Vous l'aurez compris, j'ai été complètement captivée par ce roman dans une plume que je ne connaissais pas au préalable. Elle est agréable à lire, fluide, précise aussi, percutante, et profondément humaine, un excellent livre lauréat du Prix Goncourt des Lycéens.
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