Il est des livres que leur lecture sait attendre patiemment pour devenir, un jour, incontournable. "Avant que les ombres s'effacent" fait partie de ces romans, son heure est venue, et quel plaisir !
Quelques mots de l'histoire :
Ruben fuit la Pologne avec sa famille pour s'installer à Berlin. C'est la période des années folles mais très vite, se profile un changement de décor. En 1933, Ruben est sur les bancs de l'Université, il suit des études de médecine. C'est à cette période que les Lois de Nuremberg sont votées. Juif, il est déporté avec son oncle à Buchenwald. Alors que sa vie ne tient plus qu'à un fil, le Führer décide d'une amnistie pour ses cinquante ans, Ruben fait partie de celles et ceux qui sont libérés. Mais rien n'est gagné pour autant. En quête d'un nouvel exil, il embarque sur le Saint-Louis, ce navire parti de Hambourg avec plus de 1000 demandeurs d'asile, juifs comme lui, à destination de Cuba. Lui et ses compatriotes arrivent trop tard, les lois de l'immigration viennent de changer, ils ne peuvent accoster. Retour au point de départ, ou presque ! Arrivé en France, à Paris, il est interné au camp de regroupement d'Argenteuil. Grâce à des amis acharnés, il est arraché aux griffes de l'occupant. Monté à bord du Meknès, il prend la destination de Haïti, le territoire insulaire dont le tout nouveau Président, Antoine Louis Léocardie Elie Lescot, déclare en décembre 1941 la guerre au IIIème Reich et au Royaume d’Italie. Une toute nouvelle vie commence alors...
Ce roman, comme ils sont nombreux aujourd'hui, aborde une sinistre page de notre l'Histoire, celle de la seconde guerre mondiale. Et pourtant, Louis-Philippe DALEMBERT réussit à en faire quelque chose de singulier.
Le rythme est soutenu, le récit haletant et le suspense prégnant. Il faut dire que l'auteur imagine un personnage de fiction pour incarner la communauté juive, persécutée, menacée d'extermination et condamnée à l'exil. On ne compte pas les instants où la vie du jeune Ruben a été mise en danger.
Mais ce roman, plus que tout, rend un vibrant hommage à un peuple qui a su tendre ostensiblement la main aux juifs. En 1939, celui qui en formulait la demande pouvait obtenir des autorités haïtiennes un passeport ou un sauf-conduit. Vous le saviez, vous ?
Moi, il est des temps où j'ai l'impression, soit d'avoir été absente aux cours d'histoire, soit de souffrir d'amnésie. Heureusement, la littérature permet de revisiter notre passé et de nous en proposer un tout nouvel éclairage.
"Avant que les ombres s'effacent" assure le devoir de mémoire de l'accueil porté par cette terre d'asile à une communauté traquée.
Je me souvenais bien que les Cubains avaient refusé au paquebot "Le Saint-Louis" d'accoster, Leonardo PADURA a d'ailleurs consacré une partie de son roman "Hérétiques", un coup de coeur, à cette tragédie et au retour, en terres allemandes, de ces hommes et ces femmes condamnés à mourir.
Je n'avais toutefois pas connaissance de la bravoure des Haïtiens et de leur fraternité. Louis-Philippe DALEMBERT met ainsi la focale sur les qualités humaines nécessaires à un tel investissement :
S’approcher de la vérité d’un seul être humain, a fortiori d’un peuple, requiert de l’empathie et de la patience mêlées. P. 214
Les Haïtiens, il les connaît bien. L'écrivain est né à Port au Prince. Qui mieux que lui aurait pu, en relatant ces faits pour éviter qu'ils ne tombent dans l'oubli, promouvoir la solidarité, la fraternité des siens ?
Par le jeu de la conversation imaginée entre le Docteur Schwarzerg et sa petite cousine, Deborah, arrivée d'Israël en mission avec des médecins du monde au moment du terrible séisme de 2010, l'auteur nous parle de transmission, de la nécessité de communiquer entre les générations pour offrir un ancrage aux souvenirs.
Ce roman ne serait pas ce qu'il est sans la plume de Louis-Philippe DALEMBERT, je ne la connaissais pas encore et pourtant, c'est une révélation! D'une profonde sensibilité, empreinte de tendresse, de pudeur et de respect, elle explore les subtilités de la langue et du rapport à l'autre. L'auteur évoque ainsi l'intégration des juifs en terre haïtienne, l'apprentissage des rites et traditions, la mise à distance des événements par les mots, étrangers, posés sur l'indicible pour panser ses plaies.
Peut-être parce qu’il n’utilisait pas sa langue maternelle, comme ça peut arriver de se sentir plus à son aise dans une langue autre que la sienne : les mots nouveaux, moins proches de notre corps, charrient plus de légèreté et s’envolent ainsi sans contrainte aucune, libres des blessures de l’enfance. P. 194
Pour celles et ceux qui ont connu l'exil, le déracinement, ce propos résonne foncièrement. Ni Lenka HORNAKOVA-CIVADE, ni Maryam MADJIDI, pour ne citer qu'elles, n'auraient réussi à écrire respectivement "Giboulées de soleil" et "Marx et la poupée" dans leur langue maternelle.
Ce roman est empreint d'une très grande humanité. Il est lauréat du Prix du Livre France bleu_Page des Libraires 2017.
Le 4 juin prochain, je vais avoir l'immense chance de rencontrer Louis-Philippe DALEMBERT, il assurera le passage de relais à celle ou celui qui lui succédera. Ce moment promet d'être émouvant !
Vous ne connaissez pas les cinq romans en lice cette année ? Il suffit de demander !
"La chambre des merveilles" de Julien SANDREL
"Fugitive parce que reine" de Violaine HUISMAN
"Un océan deux mers trois continents" de Wilfried N'SONDE
"Kisanga" de Emmanuel GRAND,
"Le théâtre de Slavek" de Anne DELAFLOTTE MEHDEVI.
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