Le temps d’une lecture, côtoyer l’indicible, c’est ce que nous propose Adelaïde BON avec le récit de sa vie. Dans ce livre, il n’y a pas de place pour la fiction, l’imagination, nous ne sommes pas dans un roman, non, nous entrons de plein fouet dans l’intimité de l’écrivaine qui, à l’âge de 9 ans, a rencontré un homme dans l’escalier. Ce jour-là, la petite fille, qu’elle était, est morte. Une nouvelle vie a, depuis « l’événement », commencé. Retrouvée murée dans un silence par ses parents, une plainte contre X est déposée le lendemain. Dès lors, Adelaïde BON n’a fait que lutter, contre son corps d’abord, envahi de méduses, contre ses crises d’angoisse, de boulimie, de profonde tristesse et toujours, cette mémoire qui n'en fait qu'à sa tête. A coup de thérapies en tous genres, de recherches et de mobilisation, Adelaïde BON apprend à nommer les faits, une première clé pour ouvrir le coffre-fort de sa précédente vie, elle a été victime d'un viol. Le mot est lâché, dès lors, elle accède à la connaissance des modalités de fonctionnement du cerveau et en comprend la mécanique, un premier pas sur le chemin de la résilience. La deuxième clé, c’est la voie de la justice. 23 années se sont écoulées entre les faits et ce premier appel téléphonique des services de police lui annonçant avoir découvert un suspect. Giovanni Costa est impliqué dans 72 affaires, viols ou tentatives de viol sur enfants. Les jours passés devant la Cour d’Assise ont été profondément douloureux mais le jugement a été rendu. Adélaïde BON a retrouvé le goût de la vie :
Dans ma bouche, dans ma gorge, le feu d’artifice d’une pomme croquée à pleines dents, dans mes narines, le long de ma trachée, l’odeur des aiguilles de pin roulées au bout des doigts, dans mes paumes, la chaleur vibrante et moite d’une poignée de terre grasse. P. 251
Toute son enfance, sa jeunesse, son adolescence, sont marquées de l’empreinte laissée par "l’événement". J’ai été bouleversée par son parcours et tellement impressionnée par sa ténacité, son courage, sa force de caractère.
Alors qu’il aurait été si facile, lorsqu’elle était suspendue au-dessus du vide au 7ème étage d’un immeuble parisien, de faire ce petit geste de trop, alors qu’elle accumulait les opérations destinées à réparer sa mâchoire impactée par un accident de mobylette, alors qu’elle était à cette époque traversée par des pensées suicidaires, qu’est-ce qui a fait qu’Adelaïde BON a continué à se battre ?
Avec le recul de la lecture, chacun pourra en déduire que son combat en valait furieusement la peine, mais quel calvaire, quel chemin de croix !
Adelaïde BON parsème son récit de toutes ces petites choses qui sont loin d’être des détails, des rencontres, des relations d’amitié, d’amour, qui lui ont permis de tenir le coup.
Le théâtre s’est fait une place dans sa vie, il lui a offert des parenthèses, des bouffées d’air, et elle en rend compte dans une bien jolie formule :
Ce feu qui l’habite et l’éclaire lorsqu’elle joue la dévore au dehors, et sans les planches pour le contenir, il la consume. P. 44
Elle rend hommage à tous ces professionnels aussi qu’elle a croisé sur son chemin, avec des moments d’espoir et des périodes de grand désarroi, l’impression de devoir toujours tout recommencer à zéro, tout réexpliquer, pleurer, submergée par les émotions et envahie par ces périodes blanches :
[…] les heures maudites, celles dont les victimes se sentent si coupables qu’elles n’en parlent jamais. P. 162
Elle n’oublie pas sa famille. Bien que présente avec parcimonie dans le récit, elle a toujours été là, peut-être même dans les moments les plus forts. Et même si les relations mère/fille sont souvent décriées, il y a un très beau passage où elle évoque sa mère, une pépite :
Elle m’écoutait, cette femme sensible et aimante, et cette femme, soudain, je m’en suis souvenue, c’est Maman, ma Maman perdue et enfin retrouvée. P. 142
Ce récit est douloureux, il est à la limite du supportable et vous donnera peut-être la nausée, mais il est profondément lumineux par la leçon de vie que nous donne Adelaïde BON. L’auteure nous livre le témoignage d’une femme qui a réussi à faire son deuil de l’enfant blessée dans son corps et dans son âme, morte alors qu’elle n’avait que 9 ans. Quand on referme le livre, on a envie d’aller se rouler dans l’herbe fraîche et batifoler comme elle le fait avec son enfant, c’est dire.
Mais ce récit, je vous le conseille aussi parce qu’il est militant, c’est un véritable plaidoyer contre un fléau de notre société et en faveur d’une prise de conscience du grand public et d’une évolution des politiques publiques.
Adelaïde BON met les mots sur des faits et dénonce une cause totalement insoupçonnée dans son ampleur :
Dans ce dossier, vous avez soixante-douze petites victimes recensées, vous pouvez ajouter un zéro. P. 265
Elle contribue avec ce livre à lutter contre l’omerta qui entoure cette cause, la dévoiler dans ce qu’elle a de plus pervers pour mettre fin (c’est peut-être une utopie) ou à tout le moins, freiner, l’élan des serials violeurs et les faire condamner par la Justice.
Mais pour que la Justice ait connaissance des faits, encore faut-il que des hommes, des femmes, osent prendre la parole, porter plainte et aller jusqu'au bout de la procédure.
[...] on estime à quatre-vingt-dix pour cent le nombre de victimes de viols qui ne portent pas plainte et ce chiffre est encore plus important pour les enfants. P. 235
L'enjeu est de taille, oui, mais n’est-ce pas en vulgarisant ce récit auprès des mères, des pères, qu’un pas sera déjà franchi ?
Leur permettre d’aborder le sujet, aussi grave soit-il, en toute connaissance de cause, devient de surcroît une problématique de santé publique. L’auteure le dit haut et fort :
Quand on sait que lorsqu’une victime de violences sexuelles est correctement repérée, diagnostiquée et soignée, elle guérit. P. 232
Et ce n’est pas une affaire de genre, non, il suffit de se tenir informé(e) des actualités pour comprendre que les petits garçons sont aussi victimes d’agressions sexuelles. Il serait de surcroît extrêmement réducteur et particulièrement préjudiciable de l’appréhender sous l’angle exclusif de la cause féminine. D’ailleurs, Adelaïde BON fait la part belle aux hommes dans son récit. Il lui ont permis d’avancer. Certains avec des objectifs purement sexuels, d’autres, beaucoup plus sensibles ont su repérer ses fragilités, l’apprivoiser, l’accompagner, la soutenir dans toutes ses épreuves.
Mais ce récit ne serait rien sans la qualité de la plume de l’écrivaine. Adelaïde BON nous livre un récit crû, sans fioriture aucune, mais percutant. Elle se livre aussi à un exercice littéraire ingénieux, redoutable mais j’ai l’impression que plus rien ne l’est pour elle aujourd’hui, réussi avec des narrations alternées. Majoritairement à la 3ème personne du singulier pour la prise de distance, le récit donne lieu aussi à des fulgurances du « je » qui sont autant de passerelles entre la petite fille, morte, et celle qui s’est construite depuis l’événement.
Vous l’aurez compris, il convient de ne pas laisser seule « La petite fille sur la banquise » !
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