Bénédict est le dernier roman de Cécile LADJALI. C'est avec grand plaisir que je me suis lancée dans sa lecture dans la perspective de sa venue à la Librairie Richer samedi 24 février prochain.
Bénédict est professeur de littérature à l'université à Lausanne en Suisse. Nous sommes le 11 janvier 2016, le jour de la mort de David Bowie. La fac est fermée, des squatteurs syriens ont été découverts dans le réfectoire. Leur évacuation est attendue par les services de police pour une reconduite à la frontière. Les étudiants s'insurgent, Bénédict aussi. Il y rencontre Angélique, la compagne de Nadir dont il est le maître de thèse. Bénédict vit des nuits mouvementés qui sont envahies par un cauchemar récurent, celui d'une crise d'épilepsie, de son évacuation et la piqûre libératrice réalisé par du personnel médical vêtu du hijab sur fond de muezzin. Bénédict est né en Iran. A 11 ans, à cause de sa maladie, et d'un secret, la famille quitte le pays pour s'établir en Suisse, dans un environnement naturel sain. Le père de Bénédict, pasteur, est décédé. Sa mère vit aujourd'hui à Nichapour. Il lui rend visite une fois dans l'année. Là-bas, Bénédict vit un retour aux sources et un changement d'identité.
Ce roman, je m'en suis délectée sur un après-midi, impossible pour moi de l'interrompre alors que le suspens reste entier.
A travers le personnage de Bénédict, Cécile LADJALI évoque la double culture et cette gymnastique incessante entre les codes vestimentaires, sociaux, religieux, politiques... Elle aborde le déterminisme territorial et les inégalités qui y sont liées. Tous les hommes ne naissent pas égaux, à commencer par les terres sur lesquels ils naissent :
Et il est des territoires où il vaut mieux vivre que d’autres, comme il est des corps qu’il semble préférable d’habiter. P. 87
Chaque pays a son histoire, ses traditions, ses coutumes, son éducation, sa langue. Alors, quand il s'agit de l'Occident et du Moyen-Orient, les différences sont décuplées. Si en France la condition féminine fait débat et l'aspiration à une plus grande égalité est revendiquée, en Iran, les femmes sont littéralement les sujets des hommes, condamnées très tôt aux tâches domestiques et destinées à satisfaire le moindre désir du genre masculin.
Ici, quand on naît homme, on est libre de sortir, libre de se retrouver dans des lieux publics, libre de fumer, libre de jouer, libre de rire. [...] Les épouses et les mères sont restées à la maison pour border les enfants, ramasser les miettes du repas, faire la vaisselle. L’appartement doit être impeccable et les draps frais quand les hommes rentreront de coucher, exigeant alors leur lot de caresses. P. 173/174
A travers les générations de la famille de Bénédict, Cécile LADJALI relate l'histoire de ce pays et l'évolution des femmes. Avant la révolution, elles étaient libres. Depuis 1979, leurs droits sont bannis. C'est un portrait sociétal contemporain qui me révolte. Quel être humain mérite ce traitement ? Je suis toujours effrayée de constater qu'au XXIème siècle une telle maltraitance subsiste encore.
Mais Bénédict a un autre combat à mener, il est intérieur celui-là, il est en rapport avec son corps, celui d'une femme. Bénédict, selon les territoires, l'heure du jour et de la nuit, devient Bénédicte. Si ces parents l'ont accepté dès son plus jeune âge, il n'en demeure pas moins que la lutte est quotidienne. Son corps est emprisonné par le regard des autres et les conditionne à des comportements stéréotypés.
C’est le regard des autres qui la définit et les yeux de la douanière viennent de lui conférer un sexe. Celui dont elle ne veut pas. Celui dont elle s’arrange tant bien que mal en Suisse, mais qu’elle subit en Iran. Dans les yeux des autres, elle est diffractée. P. 103
Outre la double culture que Bénédict doit assumer comme l'héritage douloureux d'une folle histoire d'amour entre son père et sa mère, il a aussi à surmonter cette condition qui fait de lui quelqu'un de différent, prisonnier qu'il est de la société.
La prison de sa chair a été construite par les autres. Ce sont les autres qui ont bâti sa geôle intime pour l’y enfermer à triple tour. P. 106
La langue, elle-même, devient une composante de la prison dans laquelle sont condamnés les individus. Si le farsi comporte de nombreux mots neutres, le français, lui, n'en est pas encore là. Cécile LADJALI met le doigt là où ça fait mal. L'approche genrée du vocabulaire français fait débat et quand il s'agit d'êtres travestis, les effets sont hautement traumatisants. La situation nous interpelle. Personnellement, j'ai adoré tous ces passages sur les mots et notamment celui qui évoque leur musicalité :
Pourquoi chacun de vos mots résonne-t-ils comme une prière ? Comme un chant ?
Sans doute parce que vous savez écouter et vous abandonner à la musique. P. 84
Cette quête d'identité, et à travers elle, ce combat pour la liberté, m'ont profondément touchée. Il faut avouer qu'ils sont servis par une plume remarquable et singulière. Le fait qu'elle convoque de nombreuses disciplines artistiques tout au long du livre n'a fait que renforcer la puissance du propos. Je pense par exemple à ce tableau de Rossetti : "Perséphone"
ou bien encore au Poème nocturne opus 61 de Scriabin, de quoi graver ma mémoire à jamais.
Je n'avais encore jamais eu la chance de lire un roman de Cécile LADJALI. Ce n'est pourtant pas faute d'être régulièrement séduite par ses interventions à la radio mais l'occasion ne m'avait pas encore été donnée. C'est aujourd'hui chose faite et samedi prochain, je pourrais enfin la rencontrer. La boucle sera ainsi bouclée.
Ce roman concourt au Challenge de la Rentrée Littéraire organisé par le blog "Aux bouquins garnis" :
comme :
- Les guerres de mon père de Colombe SCHNECK
- Une vie minuscule de Philippe KRHAJAC
- Une longue impatience de Gaëlle JOSSE Coup de coeur
- Tristan de Clarence BOULAY
- Un funambule d'Alexandre SEURAT
- Juste une orangeade de Caroline PASCAL
- Les déraisons d'Odile d'OULTREMONT
- Pays provisoire de Fanny TONNELIER
- Une verrière sous le ciel de Lenka HORNAKOVA CIVADE
- Le cas singulier de Benjamin T. de Catherine ROLLAND
- L'Attrape-souci. de Catherine FAYE
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