Cette couverture, je l'ai repérée une première fois chez ma très chère Amandine de L'ivresse littéraire, et puis, il y a eu cette soirée de la rentrée littéraire à la Librairie Richer. Impossible de résister à la présentation de Anne. Touchée et ce n'était qu'un début !
Alvaro, Mexicain, est un programmeur, entendez par-là un codeur informatique. C'est un hacker reconnu dans le milieu. Enseignant, il se rend avec ses étudiants sur la place des Trois-Cultures de Mexico pour rendre hommage à ceux qui, en octobre 1968, ont été fusillés par l'armée républicaine. Nous sommes le 26 novembre 2014, les événements d'Iguala font 43 victimes enlevées et assassinées par la police. Alvaro est un rescapé, il fuit son pays et passe la frontière américaine. Adèle, elle, travaille depuis quelques années dans un laboratoire de biologie moléculaire et cellulaire de Strasbourg. Elle est de passage à Mexico pour une conférence. Parker Hayes, un transhumaniste de la Silicon Valley convoite les services de la chercheuse. Lui a créé le Cube à San Francisco. Il a fait fortune en investissant dans Facebook, il a gagné 800 fois sa mise, une manne financière qui lui permet d'expérimenter de nouvelles idées. Ce qu'il redoute le plus au monde, c'est de mourir. Il a décidé de s'entourer des plus brillants cerveaux pour travailler sur les cellules souches, celles qui ont cette capacité à régénérer indéfiniment le corps humain pour lui offrir l'immortalité.
Ce roman est d'une fulgurance incroyable. Vous l'aurez compris, pour chacun, le temps est compté.
Alvaro vient de vivre une tragédie, son corps meurtri en gardera l'empreinte toute son existence.
Le corps du garçon est tendu comme un fil en métal retenant une charge de cargo dans un porte-conteneurs. [...] quand on a une fois arrêté de respirer, presque jusqu'au bout, on ne retrouve plus l'élasticité du diaphragme, l'amplitude de la cage thoracique, on court derrière son souffle. P. 93
Le jeune homme fuit l'indicible, la peur immense, l'effroi terrible. Pour oublier, il marche, longtemps, longtemps, à en crever. Pourtant, c'est bien sa vie qu'il veut sauver. J'ai été profondément troublée par l'état de dé-pression du corps après d'épouvantables événements, la prise de conscience de sa survivance et le retour progressif des sensations. Les témoignages de survivants d'attentats que j'avais pu entendre dans les médias trouvent dans ce roman leur parfaite transcription. Sous la plume de Pierre DUCROZET, nous sommes dans une approche organique, le corps est composé de chair et d'os, mais il ne saurait en rester là !
Quand, à la place d'un emploi d'informaticien, Parker Hayes lui propose de livrer tout ce qui lui reste à des expérimentations, de servir de cobaye tout simplement, il accepte. Alvaro livre son corps à la science. Autant je me souvenais que cette matière était ma bête noire à l'école, autant j'ai pris plaisir à me fondre dans l'univers de la recherche décrit par l'auteur. Enorme prouesse, je puis vous l'assurer. L'écrivain a le talent fou de rendre accessibles des données scientifiques d'une grande complexité, il nous rend intelligent(e)s. Rien que pour ça, je l'admire.
Mais la science ne serait rien sans les technologies. Et là, Pierre DUCROZET va remonter le fil de l'histoire, il va nous ramener à la genèse même des réseaux informatiques. Souvenons-nous, nous sommes en 1969, Werner travaille alors sur l'arpanet, un réseau militaire américain :
Chacun ici pourra revêtir une nouvelle identité. Chacun ici sera libre. Le code informatique nous rend libre. Le code, c'est devenir un autre et devenir soi-même. Coder son existence pour devenir, grâce à ce masque, celui que nous étions en puissance. Notre monde sera partout et nulle part. N'importe qui pourra y exprimer ses idées et sans croyances sans y être inquiété. Echappant ici à nos corps, vous ne pouvez rien contre nous. Les concepts habituels de propriété, de mouvement, d'identité seront entièrement réinventés. Ce sera l'espace de liberté absolue et de savoir dont nous avons toujours rêvé. P. 181
Les premières graines de l'internet ont ainsi été semées. Depuis, quatre décennies ont fait leur travail, entre philosophie du projet et développements, chacun pourra évaluer les réalisations et mesurer les écarts. Entre émancipation et asservissement, mon coeur balance.
Nous sommes aujourd'hui au XXIème siècle, science et informatique permettent de repousser les limites pour le meilleur et pour le pire. Pierre DUCROZET nous livre un roman d'anticipation en explorant les voies du transhumanisme, ce mouvement culturel et intellectuel qui croît en la régénérescence à l'infini du corps humain. De tous temps, l'homme a fait de l'immortalité sa quête :
La vieillesse est le pire des fléaux, elle s'infiltre sous votre peau, elle déforme les organes, les artères, elle vous bouffe l'inérieur (il reprend son souffle), c'est la maladie la plus vicieuse, la plus mortelle [..]. P. 70/71
La boucle aurait pu ainsi être bouclée mais c'est sans compter le talent de l'auteur. Il va réaliser un tour de force qui va subitement rebattre les cartes, mais là, je ne vous en dirai pas plus !
Je ne peux achever cette chronique sans faire un petit clin d'oeil à Nathalie DUBOIS, artiste, dont j'ai découvert la beauté du travail il y a quelques mois. Son "Dehors-dedans" trouve dans ce roman une bien belle interprétation.
L'Histoire et la société ont brutalisé leurs corps comme ceux des autres. Ce sont des siècles de force exercée contre leurs squelettes qui ont modelé leurs silhouettes. Des générations de coercition, de pliage, de froissement, de dilatation, d'expansion, de démolition. L'espace du dehors et du dedans sans cesse en opposition. Il s'agit pour eux de refaire tout le chemin en sens inverse pour retrouver l'agilité, la puissance, l'aisance perdues. Il faut remonter en soi jusque-là et c'est une route sans fin. P. 159
Ce roman aurait pu être ennuyeux tant il est dense, il est au contraire passionnant et porté par une écriture d'exception, une véritable révélation.
Bravo à Pierre DUCROZET ! C'est une lecture coup de poing, de celles que l'on n'oublie pas. Pas étonnant que le jury Flore lui ait décerné ce prix.
Dites-moi Mesdames (Amandine et Anne), vous en avez d'autres des références comme celles-là ?
Cette lecture s'inscrit dans le cadre du Challenge 1% Rentrée littéraire organisé par Délivrer des livres après :
L'invention des corps de Pierre Ducrozet *****
Légende d'un dormeur éveillé de Gaëlle Nohant ***** Coup de doeur
Luwak de Pierre Derbré ***** Coup de coeur
Les Peaux rouges de Emmanuel BRAULT ****
Le grand amour de la pieuvre de Marie BERNE ***
Mina Loy, éperdument de Mathieu TERENCE ****
Minuit, Montmartre de Julien DELMAIRE *****
Le jour d'avant de Sorj CHALANDON *****
Un funambule sur le sable de Gilles MARCHAND ***** Coup de coeur
Un dimanche de révolution de Wendy GUERRA ****
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