J’avais commencé mon aventure des 68 premières fois avec un coup de coeur, le roman de Caroline BROUE « De ce pas » en janvier dernier.
Et bien, j’aborde la rentrée littéraire de septembre dans le même registre des émotions.
Il faut dire qu’il n’y a pas de hasard. Nous avons de bonnes fées qui nous livrent des 1ers romans d’une grande richesse et nous assurent des moments de plaisir intense.
Donc, nous voilà réunis au café du coin, là où se retrouvent tous les soirs, depuis une dizaine d’années, 4 compagnons de fortune : le narrateur, comptable, Thomas, ex-papetier, Sam, et Lisa qui tient la boutique et se joint amicalement aux conversations du trio. Ils parlent de tout, de rien. Et puis un jour, une maladresse fait qu’une tasse de café est renversée sur l’écharpe du narrateur. Cet incident aurait pu passer inaperçu s’il n’y avait eu un secret lourdement porté. Cet homme dissimule en réalité une cicatrice dont il n’a jamais évoqué l’existence avec ses compagnons. Thomas, Sam et Lisa sont perturbés. Que cache leur ami sous ses écharpes ? A bien y réfléchir effectivement, ils ne l’ont jamais vu sans. Ils lui posent quelques questions et leur ami finit par sortir une photo de son portefeuille. Elle représente son grand-père. Ce n’est que le début de révélations qui vont non seulement captiver les habitués du café mais aussi, progressivement, un public toujours plus large…
Je ne vous l’ai pas caché, il s’agit pour moi d’un immense coup de cœur, de ceux qui sont parfois difficiles à présenter. Il convient d’être à la hauteur du talent de l’écrivain… malgré la pression, je me lance !
Tout d’abord, j’ai été subjuguée par la place donnée aux histoires en général. Il y a celles racontées par le grand-père tout au long de l’enfance du narrateur, de celles qui permettent d’oublier sa condition pour s’offrir de nouveaux horizons, de celles qui construisent des êtres humains.
Moi, je grandissais avec les histoires de mon grand-père. Je n'avais jamais entendu parler de Peter Pan ou de Blanche-Neige, mais je connaissais des dizaines d'autres aventures qui sortaient directement de son imaginaire. P. 129
Et puis, il y a les histoires qu’à son tour le narrateur prend l’habitude de conter dans ce bar devenu un peu sa maison. Chaque soir, il dévoile un peu plus de son passé devant un public fidèle et captivé.
J'ai l'impression que mes amis m'ont montré le petit bout d'un fil sur lequel je ne peux à présent m'empêcher de tirer, faisant tout ressurgir sans que je puisse vraiment le prévoir. Je ne le voulais pas. Je n'ai jamais parlé de moi et je sens que je suis au bord d'un précipice. Il me manque le mode d'emploi de la confession. Une fois lancé, c'est comme si mon histoire ne m'appartenait plus et, alors que je suis habituellement si secret avec mon passé, le petit groupe de spectateurs qui se crée au fond de la salle m'encourage à me livrer chaque soir davantage. P. 75
Avec ce magnifique roman, Gilles MARCHAND nous fait prendre conscience du pouvoir de l’imaginaire, tant pour le conteur lui-même que pour celles et ceux qui écoutent les histoires. Chacun en retire un bien-être lié à sa culture, son éducation, son statut dans la société, son âge…
Vous vous posez certainement la question du rôle du grand-père dans la vie de cet homme. Pourquoi est-ce lui qui raconte les histoires justement ? Nous pourrions imaginer que ça soit la mère, ou bien le père. Mais là, c’est justement toute une histoire, de celle d’une famille qui vient côtoyer celle d’un pays, cette histoire avec un grand H. Je ne vous donnerai pas d’indice parce qu’il s’agit du charme de ce roman que d’appâter pour ne dévoiler l’épisode en question que dans les toutes dernières pages et avec une force ô combien magistrale. En fait, ce roman en assure la mémoire pour qu’elle ne soit pas oubliée ni reproduite ! La citation empruntée au roman « La conscience de Zeno » d’Italo SVEVO :
Les choses que tout le monde ignore et qui ne laissent pas de traces n'existent pas.
illustre parfaitement la démarche de l’écrivain.
Ce roman aborde aussi le sujet de la différence. Vous savez, celle qui fait que les regards se retournent sur vos pas ! Il y a les regards d’adultes, mais aussi ceux des enfants. Et ceux-là, ils sont aussi violents que spontanés. Alors, quand vous allez à l’école et que vous ne côtoyez que des enfants, imaginez un peu ce qu’un individu peut endurer. Et bien, si vous ne le soupçonnez pas encore, Gilles MARCHAND nous en dresse un portrait ô combien douloureux et qui peut permettre de nous éclairer sur des comportements que l’on peut avoir, dans la vie, mine de rien, mais qui laissent des traces indélébiles dans l’esprit de ceux qui en sont victimes.
Les enfants différents sont à part. Il faut rentrer dans un moule dès le plus jeune âge. Et mon moule personnel était sacrément ébréché. P. 146
C’est aussi un roman qui aborde la solitude. Tous ces compagnons de bar partagent la même situation personnelle. Ils y viennent pour passer un bon moment, « en famille », avec les habitués, de ceux qui donnent des repères, rythment les journées.
Si on se retrouve quasiment tous les soirs depuis si longtemps, c'est qu'il y a une bonne raison. Et cette raison, c'est que nous sommes tout seuls. P. 31
Il évoque aussi l’amitié et les relations qui se tissent entre des individus. Une fois n’est pas coutume d’ailleurs, je trouve que l’image de couverture est tout à fait représentative de ces vies qui lentement se tricotent, se nourrissent les unes des autres, allez savoir sur quoi...
Oui, mais où est-ce que cela me mènerait de tout raconter ? Personne n'est obligé de faire le récit de sa vie à ses amis et j'ai toujours estimé que l'on pouvait se contenter des instants partagés ensemble. P. 24
Ces parcours de vie justement, que seraient-ils sans les souvenirs ? Il y en a de bons, et puis il y a les autres, les mauvais, souvent cachés pour prendre la dimension de secrets. Dans ce domaine, le roman de Gilles MARCHAND est haut en couleur. Le narrateur ploie sous le poids d’un terrible secret.
Au fur et à mesure que les souvenirs me reviennent, je commence à comprendre ce qu'il voulait dire lorsqu'il m'a fait promettre de ne rien oublier sans y accorder trop d'importance. Il n'a jamais oublié d'où nous venions et il n'a jamais su où nous allions. Il a fait en sorte que le chemin sur lequel il m'accompagnait soit le plus heureux possible. Pour cela il fallait travestir un peu la réalité... P. 106
Ce roman aurait pu être plombant et rapidement devenir insupportable mais il n’en est rien. Tout simplement parce que Gilles MARCHAND sait aussi lui donner un peu de légèreté avec des situations loufoques comme celle des sacs d’ordures ménagères amoncelés devant la copropriété du narrateur au point de l’obliger à creuser un tunnel pour pouvoir accéder à son propre logement. J’avoue que l’affaire de la fontaine à eau au travail m’a aussi beaucoup fait rire. Il est rare de rencontrer des écrivains qui sachent dans un même roman jouer avec les 2 registres, c’est là certainement la preuve d’un immense talent.
Enfin, je voudrais saluer la qualité de la plume de cet écrivain. Je ne sais pas si j’ai encore glané autant de citations pour noircir mes petits carnets. J’ai noté des dizaines de belles phrases aux résonnances émouvantes et dont les mots sont d’une grande sensibilité. Clairement, je l’ai adorée. Vous comprendrez qu’en choisir soit rapidement devenu une torture.
Ce livre, il faut le lire, ABSOLUMENT !
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