Jamais 2 sans 3, c'est ce que dit le proverbe, non ? Et bien, je me mets en 4 (je suis en très grande forme !!!) pour le respecter à la lettre et me replonger, avec plaisir, dans l'univers de Delphine BERTHOLON.
Après "L'effet Larsen" et "Grâce", j'ai enfin mis la main sur "Les corps inutiles" en Bibliothèque !!!
Vous avez été très nombreux à publier sur la toile : Entre les lignes, Les carnets d'Eimelle, Bricabook, Ma collection de livres, Blablabla mia, Clara et les mots, Cultur'elle, L'insatiable Charlotte... et tous les avis sont élogieux. Epoustouflant !
Je ne vais pas dénoter avec ma chronique... Je vais même poursuivre cette chaîne en y ajoutant mon maillon !
Clémence est une jeune fille, elle a quinze ans, c'est la fin de l'année scolaire, il y a une fête organisée entre copains et copines. Après quelques menus arrangements avec la réalité pour convaincre les parents de donner leur accord pour cette sortie exceptionnelle, Clémence prend le chemin de la maison d'Amélie. Insouciante, elle profite de ce moment de liberté. MAIS bientôt résonne une voix :
Ne bouge pas, ne crie pas. Ou je te crève. P. 14
Je ne vous en dis pas plus de ce qui va se passer dans les minutes qui vont suivre, dans les heures, les semaines, les mois, les années... parce que le corps garde la mémoire de tous les instants, et de ceux marqués par une telle violence à un point incommensurable !
Delphine BERTHOLON dédie ce roman au corps, à son hypersensibilité, à sa fragilité mais aussi à sa capacité d'affirmer sa force, sa puissance. Le corps est singulier et donne à voir une personnalité, on imagine très aisément cette jeune fille rousse aux yeux vairons. Mais le corps est aussi composé de mille et une pièces comme autant de pores de la peau. Aller au-delà de l'apparence pour en comprendre ses subtilités, analyser ses symptômes, là commence toute une histoire !
Ce roman de Delphine BERTHOLON aborde une nouvelle fois la dimension mère/fille. Je me souviens encore de "L'effet Larsen", j'avais été profondément émue par la complicité établie par Nola avec sa mère, sombrant dans la dépression. Dans « Les corps inutiles », c'est un tout autre angle qui est pris. Clémence fait de sa mère la responsable de tous ses maux :
Elle lui en voulait, à sa mère.
C'était injuste, mais elle lui en voulait - d'habiter ce quartier où les hommes cherchaient à violer les jeunes filles, lui en voulait de l'avoir fabriquée ainsi, avec cette chevelure rousse et ce regard étrange qui excitait certains. Lui en voulait aussi de ne rien pouvoir dire, obligée de se taire pour garder un avenir, un peu de liberté, un ersatz d'existence. De l'aimer trop, sans la laisser grandir. De vouloir qu'elle soit quelque chose d'autre qu'elle-même, une sorte d'enfant idéale, obéissante, infaillible, fabriquée en tube et activée par télécommande. P. 68
Lorsqu'on est une mère, d'une fille de surcroît, on reçoit une claque magistrale avec ce roman. Alors que chaque mère est persuadée de donner le meilleur pour sa fille, ses preuves d'amour deviennent ici le poison de leur relation. Plus encore, la volonté de sécuriser l'itinéraire de son enfant devient son pire handicap pour se construire lui-même. Il est terrible de se voir reprocher ce qui pourrait paraître a priori comme une chance extraordinaire mais je comprends le propos et, poussé à l’extrême, je m’interroge sur les conséquences du contexte de violence actuel sur la jeune génération de demain. Ce roman est sorti un mois après les attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, il n’en porte donc pas encore la trace indélébile. Depuis, nous avons connu ceux du 13 novembre 2015. Comment, en tant que parent, ne pourrions-nous pas être imprégnés collectivement de ce contexte et le répercuter sur notre progéniture que nous voulons à tout prix protéger ? Mais à quel prix justement, individuel celui-là ? C’est ce que nous fait mesurer l’écrivaine avec talent, sans aucune concession, à l’image de la lame du couteau qui effleure le corps de Clémence.
Ce roman va encore plus loin dans les effets collatéraux. Mère et fille, et plus largement parents/enfant, sont privés du dialogue et se retrouvent dans l'incapacité de mettre des mots sur ce qui s'est passé, alors même que la gravité des faits justifierait à elle-seule d'en parler. Comment aborder la réalité de la vie dans un tel contexte ?
Quoi qu'il en soit, nous étions tous bien protégés d'une chose : la vérité. P. 189
Qu'est-ce qu'un viol ? Qu'est-ce qu'un abus sexuel ? Qu'est-ce qu'une agression sexuelle ? Qu'est-ce que le harcèlement sexuel ? Depuis les actes collectifs, Place Tahrir au Caire en Egypte, à Cologne en Allemagne la nuit du Nouvel An, jusqu'aux actes individuels, personne n'est épargné, les filles comme les garçons, il suffit de s'intéresser à l'Eglise Catholique et aux actes de pédophilie qui ne cessent d'être dévoilés. Nul acte ne doit être négligé ni hiérarchisé, celui qui est le plus grave est celui, me semble-t-il, qui nous arrive, à charge pour l'environnement familial, les amis... d'aider la victime à soigner son âme, et son corps.
Et devant un tel tableau, comment réagir ? Et bien, Delphine BERTHOLON décide d'en rire (mais attention, avec cette écrivaine, le rire est jaune !). La revanche prise sur l'homme, sur les hommes, sur la société toute entière est ingénieuse. Je me suis laissée surprendre et c'est aussi le charme de la littérature, se laisser porter par une issue que l'on n'aurait pas soupçonnée...
Et même si Delphine BERTHOLON s'interroge sur l'humanité :
(Est-on encore un être humain, dans de telles conditions ? C'est quoi d'abord, l'humanité ?) P. 155
C'était déjà une question qu'elle se posait dans "Grâce"... elle lui fait encore un peu confiance en provoquant des rencontres inattendues mais ô combien précieuses sur le chemin de la résilience. J'ai été bouleversée par le personnage du policier et encore par ce jeune homme qui vit dans les arbres ! Vous voulez savoir pourquoi, et bien lisez "Les corps inutiles".
Ce roman est très dense. Chaque fois que j'y repense, j'y retrouve de petits détails qui sont autant de richesses.
Une nouvelle fois, je vais m'en souvenir très longtemps. C'est, je crois, la marque de fabrique des romans de Delphine BERTHOLON !
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